L’absence d’être tue notre économie
« Faire de la finance la finalité de l’économie est
dangereusement absurde »
(Emmanuel Faber)
« L’absence d’être : voilà ce dont meurt notre économie, en grec oïkos : maison et nomia : science, art. L’administration du lieu dont nous sommes les habitants et les dépositaires. Voilà ce qu’est l’économie : l’art de vivre ensemble. Je regarde autour de moi. Je regarde en moi. Je ne vois pas beaucoup d’art, pas beaucoup de vivre, pas beaucoup d’ensemble » 1. Ces lignes sont écrites par Emmanuel Faber, 48 ans, vice-président de Danone, l’une des plus importantes sociétés multinationales dans le domaine alimentaire, dans son ouvrage : Chemins de traverse. Vivre l’économie autrement. Il y raconte son travail de réflexion et d’action pour développer des projets économiques qui ne se définissent pas par le seul critère de la maximisation du profit de l’actionnaire.
Il ne s’agit pas là du énième discours sur l’éthique de l’entreprise. Sur ce point, Emmanuel Faber est très clair : « Je suis scandalisé par le détournement de la morale au profit du profit. Une OPA sur la morale, oui, c’est bien de cela qu’il s’agit lorsque l’entreprise parle de citoyenneté. Je vomis cette bonne conscience qui dégouline dans les cercles parisiens à coup de mécénats, de fondations et de chartes éthiques placardées jusque dans les journaux. Des patrons se paient leur bonne conscience avec l’argent de leurs actionnaires. Alors que je vois bien combien cette stratégie du pouvoir sert sa propre pérennité » 2.
Si Emmanuel Faber affronte de plein fouet le cancer de la finance qui ronge l’économie réelle, il n’oublie pas de se mettre lui-même en cause : « Les fondements de la loi du marché ne sont plus suffisants pour me mettre à l’aise avec les sommes qui transitent sur le compte familial. Que cette loi l’inonde chaque mois de liquidités qui représentent des années de salaire de gens que je croise tous les jours est une réalité qu’il n’est pas évident de justifier » 3.
Pour échapper à cette schizophrénie, Emmanuel Faber définit ainsi ce qu’il appelle ses « chemins de traverse » : « Choisir le camp de la finance, c’est simplement renoncer au sens que peut avoir l’économie. Choisir d’en être exclu, c’est n’avoir qu’une vision idéologique des enjeux. (…) Tâtonner à la recherche de compromis, de points communs, d’équilibre, de consensus » 4.
Dans cet esprit, il va promouvoir ce qu’on appelle le social business, dont une des réalisations les plus connues est la filiale commune créée par Danone au Bangladesh avec la Grameen Bank de Muhammad Yunus, prix Nobel de la paix.
Pour E. Faber, ce qui est en jeu en luttant contre ceux « qui font acte d’allégeance devant le veau d’or de la valeur actionnariale » c’est tout simplement le sens de l’humain. « Lorsque nous acceptons de réduire notre champ de conscience pour mettre en œuvre des décisions au nom des seuls raisonnements et des supposées injonctions économiques, lorsque nous ignorons ou feignons d’ignorer les enjeux sociaux, culturels, naturels des décisions que nous prenons en tant qu’acteurs économiques, nous nous mettons en exil de nous-mêmes, exclus de notre propre conscience, de ce qui fait l’humain de notre humanité » 5.
Peut-être est-ce pour cela que ce grand patron s’engage dans des rencontres avec des situations limites de l’humain, que ce soit dans les centres indiens ouverts par Mère Teresa « pour les mourants et les destitués » ou dans l’unité de soins palliatifs d’un hôpital parisien 6.
Bernard Ginisty
1 – Emmanuel Faber : Chemins de traverse. Vivre l’économie autrement. Éditions Albin Michel 2011, page 54. Emmanuel FABER a été choisi pour être un des intervenants des Conférences de Carême de Notre-Dame de Paris sur le thème Nouveau modèle de développement, nouveau mode de vie. Il est intervenu le 4 mars 2012, avec Sœur Cécile Renouard, religieuse de l’Assomption, maître de conférences aux facultés jésuites de Paris, enseignante à l’école de Mines de Paris et directrice du programme de recherche « Entreprise et développement des pays émergents » à l’ESSEC.
2 – Id. page 24
3 – Id. pages 175-176. Comme pour tout mandataire social, dirigeant ou autre membre du directoire, les rémunérations d’Emmanuel Faber sont connues et diffusées par les entreprises qui peuvent l'employer et qui respectent en cela les recommandations de l'Autorité des Marchés Financiers ainsi que du Medef.
Sources : /www.edubourse.com/
Exercice 2011 : M Emmanuel Faber, pour Danone, en tant que Directeur général délégué Du 01-01-2011 au 31-12-2011 :
Rémunération fixe : 681.500 € ; rémunération variable : 1.009.250 € ; rémunération pluriannuelle : 750.000 € ; avantages en nature (pool de voitures et de chauffeurs mis à disposition pour l’ensemble des membres du Comité Exécutif) : 4.620 € ; actions gratuites : 1.201.592 € , soit un total de 3.646.962 €.
4 – Id., pages 121-122
5 – Id. pages 32-33
6 –
« De passage pour un conseil d’administration à Bombay, je prend un vol pour Delhi. Un ami en poste à l’ambassade de France m’y attend. Je dépose chez lui mes affaires de travail, me
change, rassemble quelques vêtements dans un sac à dos et saute dans un GNC. Direction le campement tibétain de Majnu Katila. (…) Je vais m’installer une semaine à la Potala House, une pension de
famille à deux euros la nuit, et passer mes journées à Nirmal Hriday, un “foyer pour les mourants et les destitués” tenu par les sœurs de mère Teresa » (page 56).
« Hôpital de Puteaux, unité de soins palliatifs, octobre 2004. Comme tous les vendredis à midi (enfin, presque), je franchis la porte du service pour quelques heures hors du temps ;
(…) Il s’agit “d’accompagner les personnes en fin de vie”. J’avais soif d’inutilité. J’ai trouvé ici la source de celle-ci. Une présence en creux » (page 214).