Homme d'ordre, homme ballotté, homme boiteux
L’homme d’ordre
« L'ordre règne à Varsovie ». Formule attribuée au général Sébastiani, ministre de la guerre de Louis Philippe, le 16 septembre 1831, lors de la sauvage répression de l’insurrection de Varsovie (novembre 1830- septembre 1831) par le tsar Nicolas 1er 1.
L’homme d’ordre est avant tout obéissant. S’il n’a pas lu Maurras il en a retenu qu’il fallait être « catholique Romain » – mais pas forcément chrétien, ajouteront les mauvaises langues ! Il respecte d’abord l’ordre établi et la hiérarchie. Les princes des prêtres et les docteurs de la Loi ont toujours raison, car eux seuls possèdent la vérité, le chef ayant, par définition, toujours raison. Il est celui que l’on doit suivre sans hésiter, sans raisonner – Mussolini ha sempre ragione, lisait-on encore sur des murs italiens au début des années 50 – il est Duce, Führer, Conducator, Lider Maximo, Grand Timonier – qu’il s’appelle Mao, Castro, Hitler, Staline, Pol Pot, Mussolini, Pinochet, Videla, Franco, Mengitsu, Ngagbo ou encore Pie V, Begnini, Ottaviani, Castrillon de Hoyos, Sobrinho ou Cañizares.
De Gaulle est l’homme du désordre. Il a désobéi (à Pétain) et menti (à Alger).
Le plus grand traumatisme qu’ait subi l’homme d’ordre a été la « chienlit » de 68.
Le concile Vatican II l’a désarçonné. Il ne se console pas de la mise à l’écart de la « messe de toujours », même si celle-ci, instaurée par Pie V, homme d’ordre s’il en fût 2, n’est que Tridentine (1570).
Il est « antimoderniste » à la manière de Pie IX et Pie X. Il reste fidèle à ces deux figures emblématiques du dogmatisme romain. Le Syllabus et les encycliques Pascendi et Vehementer 3 sont des monuments éternels et indépassables.
Contempteur du monde moderne, il voit le démon à l’œuvre partout.
Il serait janséniste si les jansénistes n’avaient pas un côté contestataire fort déplaisant pour cet « immaculé de l’orthodoxie » (l’expression est d’un archevêque d’Albi cité par Paul Christophe dans L'Église dans l'Histoire des hommes).
Il aime sans réserve le chant grégorien, fut-il celui dénaturé qu’a transmis le XIXe siècle. Quant à la musique, il estime très regrettable que Bach ait été luthérien et Mozart franc-maçon et que de ce fait leur musique soit impure.
Antidarwiniste sans nuances – il n’a pas lu Dieu contre Darwin de Jacques Arnould – il n’est pas loin de partager les idées des créationnistes.
Prenant à la lettre Humanae vitae, il considère que l’usage de la pilule est criminel au même titre que l’avortement. À côté de ces crimes, la Shoah, le Cambodge, et le Rwanda ne sont après tout, que des détails. D’après lui Neuwirth et Simone Veil sont passibles du Tribunal Pénal International. Outre-Atlantique il soutiendra le tea-party.
Mais ce pro-life fanatique, signataire de pétitions et de manifestes, n’aime pas la vraie vie, la vie vécue au quotidien, immergée dans un monde moderne corrompu. À coup d’auto flagellations, d’exorcismes, d’anathèmes, d’exclusions, il bâtit sa forteresse.
Il approuve sans réserve tous les « coups de crosse » donnés par Rome (prêtres ouvriers, Henri de Lubac, Congar, Teilhard de Chardin, etc.)
Les juifs ont tué Dieu et l’Islam est Satan en personne… Que diable allaient faire ces moines dans la galère de Tibhirine ?
Le Royaume se confond pour lui avec une Communion limitée au périmètre sacré des « docteurs de la Loi », au risque d’un enfermement quasi-sectaire. Le Droit Canon l’emporte sur l’amour du prochain. Le Samaritain reste un étranger, le fils « prodigue » un aventurier blâmable, quand à la femme adultère, il n’est pas normal qu’elle ait échappé aux gardes du corps.
L’homme d’ordre se garde de fréquenter les publicains et les femmes de mauvaise vie. On fait l’aumône aux pauvres qui le méritent, qui font leurs prières et vont en pèlerinage.
L’homme d’ordre se veut sain, à défaut de pouvoir être saint, dûment canonisé après constatation de miracles.
En réalité il a peur. Peur du monde, peur de la « corruption », peur du diable aux pieds fourchus qui sait si bien se déguiser en bon apôtre. Peureux, il se réfugie dans une forteresse bien close, pont-levis remontés, hors de laquelle il ne peut y avoir de salut. L’enfer est dehors, pavé de bonnes intentions, réservé à l’immense foule de ceux qui n’appartiennent pas à la petite communauté des hommes d’ordre.
Candide
1 – Le compte-rendu du débat à la Chambre dans le Moniteur est ainsi rédigé : « Le gouvernement a communiqué tous les renseignements qui lui étaient parvenus sur les événements de la Pologne (...). Au moment où l'on écrivait, la tranquillité régnait à Varsovie (Mouvements divers ».
2 – Pie V reconnaissait avoir allumé de nombreux bûchers. Il faisait fouetter publiquement les prostituées de Rome.
Il décrèta des peines qui « sanctionnaient la profanation du dimanche et des jours de fête, punissaient le concubinage ou le blasphème. Dès la première année de son pontificat, il posa la première pierre du Palais de l'Inquisition qui remplacerait celui que le peuple avait démoli au lendemain de la mort de Paul IV ».
Le 1er novembre 1567, Pie V publie la Bulle Desalute Gregis dominici interdisant formellement et pour toujours les courses de taureaux, et décrétant la peine d'excommunication immédiate contre tout catholique qui les autorise et y participe, ordonnant également le refus d'une sépulture religieuse aux catholiques qui pourraient mourir des suites d'une participation à quelque spectacle taurin quel qu'il soit. Face aux réticences de Philippe II d'Espagne, son successeur le Pape Grégoire XIII reviendra sur cette décision dès 1575.
Il instaure le rite tridentin par la bulle Quo Primum, en 1570.
Il crée également en 1571 la congrégation de l'Index, dont la mission est de veiller à l'orthodoxie et au niveau moral des publications.
Enfin, il fait rédiger le Catéchisme romain issu du Concile de Trente, un bréviaire et un missel latin, qui feront autorité jusqu'aux réformes liturgiques de Vatican II en 1965.
Il réaffirme la primauté du pape face au pouvoir civil par la bulle In Cœna Domini.
Décidé d'en finir avec l'anglicanisme, il excommunie Élisabeth Ire d'Angleterre en 1570 par la bulle Regnans in Excelsis. Il surveille de près la politique religieuse des princes européens catholiques, notamment Maximilien II du Saint-Empire, proche des protestants et disposé à leur faire des concessions. Il met en garde la reine de France, Catherine de Médicis, contre l'entourage huguenot de son fils Charles IX et, à une époque où la liberté de pensée n'existe pas, soutient le duc d'Albe dans sa répression dans les Pays-Bas espagnols.
3 – L’encyclique Pascendi de Pie X (1907) dénonce : « cette doctrine pernicieuse qui veut faire des laïcs, dans l'Église, un facteur de progrès ». Le même Pie X, dans l'encyclique Vehementer, condamne la loi française de séparation de l'Église et de l'État « profondément injurieuse vis à vis de Dieu, qu'elle renie officiellement en posant en principe que la République ne reconnaît aucun culte. »
« L'Église est, par essence, une société inégale, c'est-à-dire une société comprenant deux catégories de personnes, les pasteurs et le troupeau, ceux qui occupent un rang dans les différents degrés de la hiérarchie et la multitude des fidèles. Et ces catégories sont tellement distinctes en elles que dans le corps pastoral seul résident le droit et l'autorité nécessaires pour promouvoir et diriger tous les membres vers la fin de la société. Quant à la multitude, elle n'a d'autre rôle que celui de se laisser conduire et troupeau docile, de suivre ses pasteurs. »
L’homme ballotté
entre modes et gourous
« L'Europe est marquée par une perte de culture religieuse qui, loin de la préserver du radicalisme religieux, risque de faire le lit d'un retour à une religiosité sans racines. » 1
L’homme ballotté a perdu le nord, il n’a plus de boussole, il va sur la vague au gré des vents et des courants. Il s’accroche au premier espar venu, flottant comme lui, pour peu qu’il ait quelque apparence.
Pour l’homme ballotté, l’habit fait le moine, la qualité, c’est l’apparence. Ce qui le séduit avant tout c’est le « vu à la télé ». Son paradis est peuplé de gourous médiatiques, son ciel scintille de strass et de paillettes.
Il s’accroche au verbe du premier beau parleur venu, mais il n’accueille pas toujours bien la nouveauté, car elle peut déranger. Car l’homme ballotté est parfois nostalgique. S’il ne sait pas trop où il va, il sait encore un peu d’où il vient : un arrière grand-père un peu anar, une arrière grand-mère bigote, confite en dévotions surprenantes, un peu de clinquant « bling-bling » ici et un arrière-goût d’ailleurs là.
Il a navigué entre le New-Age et les Évangélistes, entre les apparitions miraculeuses à San Diego de la Vega et les exorcistes du 7e jour. Innocemment il navigue dans les bricolages du sacré, il louvoie entre les soutanes et les rave-parties où se fourvoie l’Esprit. Mais dans cette nuit tonitruante zébrée de flashes éblouissants, il ne distingue rien, car il n’y a rien. Rien d’autre qu’une transe fébrile, une agitation contagieuse, un océan noir strié d’éclairs violents, où tout se ressemble, où rien ne se distingue.
Gyrovague, il prend les vessies pour des lanternes, le suranné et le rance pour du nouveau, la verroterie pour du diamant.
Candide
1 – Groupe Paroles (Guy Aurenche, Jean Delumeau, René Rémond, Jacques Arènes) - La Croix – 17 février 2005
L’homme boiteux
le 5 mars 2009, Dom José Cardoso Sobrinho, l’archevêque de Recife (Brésil),
confirmait publiquement l’excommunication de la mère et des médecins d’une fillette qui,
enceinte de jumeaux à la suite d’un viol, venait d’avorter.
L’affaire avait suscité beaucoup d’incompréhension et une controverse mondiale.
Deux ans après, retour dans un diocèse plus apaisé, où des catholiques, sur le terrain,
se tiennent aux côtés de ces filles-mères. (La Croix – 03.03.11)
L’homme boiteux avance tant bien que mal, à travers les vicissitudes du monde. Ce monde, il l’aime malgré ses imperfections. Il le trouve beau malgré les tremblements de terre, les tsunamis et les déluges.
Il a vécu il n’y a pas longtemps dans un siècle maudit, où l’enfer s’appelait étoile jaune, Auschwitz, Goulag, Cambodge, Rwanda, Srebrenica. Et dans le même siècle les hommes se déplaçaient et communiquaient de plus en plus facilement, on inventait la bombe atomique pour tuer et la « bombe au cobalt » pour guérir.
Aujourd’hui, ce n’est guère mieux. Il y a toujours des tyrans qui s’accrochent au pouvoir, des mafieux, des politiciens véreux prêts à soutenir les pires causes. L’homme boiteux proteste, s’indigne et parfois se révolte là où on ne l’attendait pas, en pays musulmans.
La voisine de l’homme boiteux avait une fillette de 9 ans qui a été violée par son beau-père. Elle attendait des jumeaux ; la famille a pris la décision de la faire avorter. L’archevêque s’en mêla. C’était un homme d’ordre, il excommunia tout le monde, sauf le beau-père. À Rome certains furent satisfaits, l’ordre était rétabli.
L’homme boiteux n’est pas très savant. Il ne connaît pas le droit canon. Mais il lit un peu : il a lu Jean Sulivan et Bernanos, et comme il est boiteux et ne sait pas toujours où il met les pieds, il a lu également Nietzsche et Camus, Freud et le Dieu pervers de Maurice Bellet.
L’homme boiteux aime la beauté et sait la reconnaître. Il aime les chansons de Brassens et il a été pris d’affection pour Joseph, quand Moustaki le chantait.
Il ne méprise pas le cinéma. Il a vu La vie des autres, Le festin de Babette, La chambre du fils, Des hommes et des dieux et bien d’autres encore.
Lorsqu’il lui est arrivé d’assister à la messe, il retenu les paroles de chants qui l’ont touché : Dieu fait de nous des hommes libres, ou encore Que tes œuvres sont belles, Si le père vous appelle, Quand il disait à ses amis, Peuple de Dieu, marche joyeux. Il a compris que Didier Rimaud était non seulement un poète, mais aussi un « théologien » sans titres.
L’homme boiteux se sait infirme. Il court mal, les chemins lui sont pénibles. Mais il a retenu quelque chose des Évangiles : des aveugles qui voient, des sourds qui entendent, des paralysés qui marchent, des Samaritains, étrangers méprisables, qui s’arrêtent auprès de l’homme brisé.
Il a entendu dire que Jésus se trouvait en chaque homme souffrant, que l’Amour était capable de briser les chaînes, ouvrir des routes, jeter des ponts, qu’un simple regard aimant était plus lumineux qu’un soleil éclatant, qu’un Royaume annoncé était déjà là.
Candide