Effectivement, incontournable…
Il est deux mots qu’affectionnent les élites de notre pays et dont peu de discours, surtout électoraux, se dispensent : un adverbe : « effectivement » et un adjectif : « incontournable », comme si chaque discours devait constamment se justifier en se définissant en prise sur le réel (« effectivement ») et comme le seul possible (« c’est incontournable »). Ainsi, depuis des lustres, on nous a appris que les règles des marchés financiers étaient incontournables et qu’effectivement nous devions nous y soumettre. On nous a informés, l’air un peu désolé, qu’il convenait de ranger au magasin des accessoires les velléités de transformation sociétale. Désormais, la concurrence généralisée « non faussée » serait le socle fondamental de notre vivre ensemble, le politique se réduisant progressivement à la gestion de l’ordre public et des œuvres sociales de la nation.
Nous touchons là au cœur de la crise : l’affirmation progressive de la vanité de tout engagement civique et éthique au profit des prouesses économico-financières. Il s’agit de faire paraître « naturel » ou « incontournable », ce qui est le produit historique de l’action humaine.
Or, la vie politique commence chaque fois que les hommes refusent ce qui se donne comme un destin, mettent à jour les conflits d’intérêt et se donnent des moyens de transformation sociale.
Il y a aujourd’hui des citoyens pour qui, par exemple, le « droit au logement » est plus incontournable que les spéculations immobilières. Il y a aujourd’hui des militants qui inventent de nouveaux rapports économiques et financiers et qui pensent – quelle naïveté ! – que le mot commerce désigne d’abord un échange de culture, d’utilité sociale, de convivialité, de solidarité et non la monétarisation généralisé des rapports humains. Il y a aujourd’hui des acteurs dans la société qui pensent que ceux que les catégories administratives classent comme « chômeurs en fin de droits » ont toujours des droits.
Ainsi, chaque jour, sur le terrain, des femmes et des hommes qui font rarement la « une » des medias nous montrent que l’incontournable cher à nos technocrates n’est que le fruit de nos peurs et de nos démissions. Ils se battent pour affirmer la place des exclus, des humiliés et les rendre incontournables dans les décisions gestionnaires. C’est ce travail qui effectivement constitue le socle d’une politique juste, comme l’exprime Emmanuel Levinas : « La justice, écrit-il, n’est pas une légalité naturelle et anonyme régissant les masses humaines dont se tire une technique de l’équilibre social mettant en harmonie, à travers cruautés et violences transitoires, les forces antagonistes et aveugles (…). Rien ne saurait se soustraire au contrôle de la responsabilité de “l’un pour l’autre” qui dessine la limite de l’État et ne cesse d’en appeler à la vigilance des personnes qui ne sauraient se contenter de la simple subsomption (gestion) des cas sous la règle générale dont l’ordinateur est capable » 1.
Bernard Ginisty
1 – Emmanuel Levinas : Altérité et transcendance, Éditions Fata Morgana, 1995, page 150