Dis-moi la vérité
Dis-moi la vérité : C’est toi qui as cassé ce verre ?
Non ! non certes, je n’ai pas envie d’être confondu avec ce maladroit qui risque, en plus, d’être puni.
Et puis ce verre cassé était cassable, il a eu cette propension à se jeter sur le sol et à s’y fracasser, je n’y suis pour rien ; même si c’est le verre que ma Tante Hélène, qui m’agace souvent avec ses bisous mouillés, m’avait offert pour mon anniversaire.
Non ! je ne peux pas avoir cassé ce verre, c’est un autre
Il est cassé - il s’est cassé
Voilà la réalité : le verre est cassé.
Dire la vérité c’est faire coller mon discours à la réalité. Or, on ne peut étaler des mots sur une surface matérielle, mais seulement sur des mots. « Nous ne voyons pas les choses mêmes, nous nous bornons à lire les étiquettes collées sur elles » (cf. Bergson). Ainsi, toute réalité est recouverte des mots d’un discours avec lequel le nôtre peut coïncider. Qu’étaient les neutrons et les microbes avant d’être nommés ? Rien. Maintenant les premiers se distinguent des éléments positifs et négatifs, ils ne sont ni l’un ni l’autre et les petits êtres – micro – insoupçonnés se sont émiettés en bacilles, bactéries, virus, mycoplasmes etc.
Dans ce haut lieu de la vérité possible qu’est l’univers des mathématiques, nous avons accepté que tout nombre pair est divisible par deux et qu’un cercle est le lieu à égale distance d’un même point central : 122 est divisible par 2 sans reste, il est pair. Cette figure a des rayons égaux, c’est un cercle ! Magnifique possibilité de recouvrir de mon discours le discours précédent. Voici une vérité irréfutable.
Sa limite, c’est que la réalité mathématique n’existe que sous forme de mots : les définitions. Nul n’a vu, dans la nature, de cercle, ni de nombre pair. C’est une vérité de cohérence qui n’admet la contradiction qu’en la dépassant. Peut-on donner un sens à « racine carrée de -1 ? Oui ce sont les nombres autrefois bien nommés « imaginaires » et maintenant « complexes ».
Dans les sciences dites expérimentales, là du moins, la réalité nous résiste, avant d’être captive du langage. C’est l’expérience qui confirme ou infirme l’hypothèse. Pendant 20 ans, Kepler, qui croyait que Dieu n’avait pu choisir pour l’orbite des planètes qu’une trajectoire circulaire (la plus parfaite à ses yeux), a patiemment rectifié ses courbes en tenant compte des mesures soigneuses de Tycho Brahé. À la fin, il s’est rendu : les orbites étaient elliptiques. Les trajectoires avaient deux foyers.
Cette histoire nous pourrions la suivre auprès de la Physique, de la Chimie, de la Biologie même.
Dans les sciences humaines, où l’expérience est impossible parce qu’elle modifierait le sujet en cause, que devient la vérité ? Nous savons bien ce que répond Binet : je ne mesure pas l’intelligence, j’appelle intelligence ce que mes tests mesurent. Bel exemple de l’amenuisement du concept de vérité que cette rencontre avec un neutre indéfini : "ce", pour désigner une réalité.
Que dire des relations humaines où deux « réalités » mouvantes se côtoient ? Si je déçois mon ami n’est- ce pas qu’il va se faire de moi une image où il ne me reconnaîtrait pas ; mais pourquoi me réduirai-je à cette vision ? Alors, que reste-t-il de la vérité ?
- la sincérité ? Oui j’ai soutenu cette opinion il y a dix ans, je le reconnais mais je n’y adhère plus;
- la fidélité ? Oui j’ai pris tel engagement envers toi, je m’y tiens (ou je ne m’y tiens plus, mais je ne suis plus le même et toi non plus).
Quand le Christ dit : « je suis la vérité, le chemin, la vie », ne dit-il pas qu’il est la pierre de touche où nous pouvons faire l’essai de la justesse-justice- de nos actions ? En marche vous qui avez soif de justice, vous serez rassasiés. C'est un futur, il y a du chemin à faire...
C’est exact, cet enfant n’a pas cassé ce verre. Du moins, il a déjà pris tant de distance en marchant qu’il n’est plus le même. Qui puniriez-vous ? Comme la sentence paraît dure au justiciable, si longtemps après la faute commise... Lui aussi, il est devenu un autre.
Que dire, si l'on s'interroge sur la réalité d’une personne ? L’homme n’a pas de nature, il est une histoire (cf. Malson, Les Enfants sauvages). Cette question ne relève pas de la vérité ; tout au plus d’une approche ineffable comme l’expérience de l’œuvre d’art, unique et toujours en devenir.
Monique Morvan
professeur de philosophie au Lycée Albanel, Avignon ; retraitée