Dieu et l’étranger : une étrange relation
En choisissant ce titre je n’ai pas pour but de faire un calembour gratuit, mais de mettre en lumière dès le commencement toute l’ambiguïté de la situation des étrangers dans le Premier Testament (auquel je me limiterai, d’autres auteurs traitant du Nouveau) où même ce qu’en dit Dieu paraît quelquefois étrange.
Mais, dans notre pays, qui peut considérer que de nos jours les choses ont bien évolué depuis les temps très reculés de ces hébreux (un peu arriérés !), et qu’il n’y a plus, sinon au cœur de notre propre langue, du moins au cœur de nos concitoyens et dans le nôtre, aucune parenté entre étranger et étrange ?
Mon propos est donc d’évoquer les mots hébreux les plus utilisés pour désigner un étranger, puis ce que dit Dieu sur le sujet, selon la Bible.
Les mots pour le dire
Il y en a essentiellement quatre :
- toshav, du verbe yashav, habiter, signifie homme établi (habitant) dans un pays étranger. Il est (peu) employé et essentiellement dans le livre du Lévitique.
- zar, adjectif ou participe du verbe zour, qui signifie se détourner, s’éloigner et par extension devenir ou être étranger.
On voit tout de suite que l’étranger est désigné comme celui qui n’est pas dans la ligne, qui n’est pas proche des autochtones d’un pays, qui est différent, voire déviant, donc susceptible d’être tenu à distance ou de s’y tenir lui-même… comme s’il avait décidé volontairement de se détourner de ce qu’est l’« hébreu moyen ».
Il prend également le sens de laïc, par opposition aux prêtres… mais aucune ressemblance avec des faits réels, etc. (cf. par exemple Lévitique 22,10.12.13 ; Nombres 17,5).
- nékhar (prononcer à peu près nérar) ou nekhariy est issu de la racine verbale nakhar, être reconnu, remarqué.
Cet être humain se reconnaît au premier coup d’œil ! Il est donc bien celui qui est étrange… à tel point qu’en Psaume 18,45, le mot est utilisé dans un contexte où il est assimilable à l’ennemi.
Au mode hiphil le verbe a même le sens de faire semblant d’être un étranger et, par extension, d’être un autre que ce qu’on est, comme Joseph vis-à-vis de ses frères en Genèse 42,7.
- ger (prononcer guer) 1, de la racine verbale gour, demeurer, habiter, séjourner comme étranger (y compris en Genèse 32,8 quand Jacob rappelle qu’il a habité chez son oncle Laban, où il était traité comme un « ennemi »).
Le verbe gour a aussi le sens de craindre, avoir peur, trembler et même… se réunir pour un complot.
Il est évident, au vu de ces quelques considérations, qu’il y a dans la Bible une corrélation entre l’étranger et des sentiments des autochtones oscillant entre la surprise et la peur, en passant par l’agacement, le malaise et le détour.
Mais, comme disait Qohélet (Ecclésiaste 1,9) : « Ce qui fut, cela sera, ce qui s'est fait se refera, et il n'y a rien de nouveau sous le soleil ! » : l’étranger assimilé à celui qui est différent, déviant, comploteur, qu’on doit tenir à distance car il inspire la peur… cela a-t-il changé d’un iota (ou d’un yod ) ?
Voilà la pensée de bien des hommes d’alors et de maintenant… Mais qu’en dit Dieu ?
Dieu parle de l’étranger
Tu aimeras l’étranger
Dieu est pédagogue ! Il ne dit pas aux hébreux qu’il faut aimer l’étranger parce que l’étranger est aimable ! Il sait que souvent ce qui est différent est inquiétant et qu’on n’est jamais aussi bien que chez soi et entre soi.
Il va donc mettre le peuple hébreu devant son histoire et lui donner, dès le livre de l’Exode (22,20), au beau milieu du désert, une première consigne pour “ plus tard ” : « Tu ne maltraiteras pas l’étranger (gher), ni ne l’opprimeras, car étrangers (ghériym) vous fûtes dans le pays d’Égypte ! » Et il ajoute : « une veuve et un orphelin tu ne maltraiteras pas ; si tu le maltraites et qu’il crie vers moi, j’écouterai son cri ; ma colère s’enflammera et je vous ferai périr par l’épée : vos femmes seront veuves et vos fils orphelins » (Exode 22,21-23).
L’assimilation entre veuve, orphelin et étranger, (trois archétypes de la fragilité) est constante dans la Bible, même si l’épée de Dieu n’est pas prévue pour châtier celui qui maltraite l’étranger… Mais en Deutéronome 10,19, Dieu franchit un pas de plus : « Tu aimeras l’étranger car au pays d’Égypte vous étiez étrangers » pour atteindre la recommandation ultime, en Lévitique 19,34 : « L’étranger qui réside avec vous sera pour vous comme un compatriote et tu l’aimeras comme toi-même, car vous avez été étrangers au pays d’Égypte ».
Tu as été étranger !
Voilà la seule justification qu’a trouvée Dieu pour interdire aux fils d’Israël de molester l’étranger, puis leur ordonner de l’aimer comme eux-mêmes.
En Exode 23,9 il montre combien il connaît le cœur de l’homme en précisant pourquoi il leur rappelle cette période de leur histoire : « vous savez ce qu’éprouve l’étranger », textuellement « ce qu’est l’âme (nephesh, le souffle de vie mis en l’être humain par Dieu en Genèse 2,7) de l’étranger ». Dieu leur dit en substance : « vous êtes passés par là et vous devez vous rappeler combien cette situation est difficile. »
Pourtant, il ne faut pas oublier que les Hébreux sont allés en Égypte de leur plein gré, pour rejoindre Joseph qui était devenu “vice-pharaon” du pays. Ils y furent bien accueillis, comme le texte le dit (Genèse 47,11.27) : Joseph établit son père et ses frères et il leur donna une propriété au pays d’Égypte, dans la meilleure région. (…) Ainsi Israël s’établit au pays d’Égypte dans la terre de Goshèn. Ils y acquirent des propriétés, furent féconds et devinrent très nombreux. En cela, ils se démarquaient de ce qu’étaient la plupart des étrangers ordinaires ; et en cela aussi il n’y a rien de nouveau sous le soleil… Un étranger n’est pas forcément un expatrié cadre dirigeant de multinationale…
Dieu aime l’étranger
Je ne sais pas si vous l’avez remarqué, mais les étrangers (et en particulier les étrangères) sont très présents dans le Premier Testament, et souvent des chaînons essentiels de l’accomplissement de la promesse faite à Abraham d’avoir une descendance nombreuse et, pour les chrétiens, d’être l’ancêtre du Messie qui est venu.
Quelques noms vous diront sans doute quelque chose : Tamar la Cananéenne qui a eu un enfant de son beau-père Juda en se faisant passer pour une prostituée (Genèse 38), Rahab la Cananéenne qui a aidé les hébreux à prendre Jéricho (Josué ch. 2 et 6), Ruth la Moabite qui a suivi sa belle-mère Naomi en Juda et s’est fait épouser par Boaz (livre de Ruth), permettant par leur acharnement et/ou leur ruse que la descendance abrahamique se perpétue. À ce titre, leurs noms sont mentionnés dans la généalogie de Jésus en Matthieu 1,3.5.
Il y en a bien d’autres.
Comme les Prouvençau dont parle un article de ce dossier, le peuple d’Israël est bien constitué à son origine, d’après la Bible, de sangs mêlés !
Mais on doit remarquer que deux des trois femmes citées ci-dessus ont prononcé des paroles qui les ont particulièrement fait aimer par Dieu, Rahab (aux espions hébreux) : « YHWH, votre Dieu, est Dieu, aussi bien là-haut dans les cieux qu’ici-bas sur la terre » (Josué 2,11) et Ruth (à sa belle-mère Naomi) : « Où tu iras j’irai, où tu demeureras je demeurerai ; ton peuple sera mon peuple et ton Dieu sera mon Dieu » (Ruth 1,16). Quant à Tamar, Juda reconnaît : « elle est plus juste que moi » ; elle est une tsadeqa, une juste et on sait que le Seigneur connaît la voie des justes (Psaume 1,6).
Cette remarque nous conduit à entrer sur le sentier suivi par le peuple juif dans la connaissance de Dieu. Il découvreun amour sans partage… au fil du temps et des traversées des déserts de son histoire que l’amour qu’il doit donner au Dieu qui lui prouve constamment le sien est
Sa façon de dire cela, bien qu’inspirée par Dieu, est très humaine : le Dieu d’Israël, le plus grand de tous les dieux, le Seul Dieu, est un Dieu jaloux ! On trouve donc des textes où l’« auteur biblique » paraît effectivement penser que…
Dieu aime surtout l’étranger qui l’aime
L’assimilation des étrangers au peuple d’Israël passe par l’abandon des « dieux étrangers », contre lesquels le prophète Jérémie s’acharne particulièrement.
C’est dès Genèse 35,2 que Jacob dit à sa famille et à tous ceux qui étaient avec lui : « Ôtez les dieux étrangers (’élohey hanékhar) qui sont au milieu de vous, purifiez-vous et changez vos vêtements. » (…) Ils donnèrent à Jacob tous les dieux étrangers qu'ils possédaient et les anneaux qu'ils portaient aux oreilles, et Jacob les enfouit sous le chêne qui est près de Sichem.
L’étranger qui veut s’assimiler doit épouser la foi d’Israël et passer obligatoirement par la circoncision : il pourra ainsi participer à la Pâque, « comme un citoyen du pays » (Exode 12,48) et sera admis au Temple : Quant aux fils d'étrangers, attachés au Seigneur pour le servir, pour aimer le nom du Seigneur, devenir ses serviteurs, tous ceux qui observent le sabbat sans le profaner, fermement attachés à mon alliance, je les mènerai à ma sainte montagne, je les comblerai de joie dans ma maison de prière. Leurs holocaustes et leurs sacrifices seront agréés sur mon autel, car ma maison sera appelée maison de prière pour tous les peuples. (Isaïe 56,6-7)
Puis, après ses déboires avec les peuples étrangers voisins et son très long exil, le peuple juif fixera des règles extrêmement strictes.
S’il n’adhère pas à la foi d’Israël, l’étranger ne sera pas intégré à la communauté, et l’épouser ne sera rien moins qu’une trahison de Dieu, comme le montre le cri de Néhémie : Je les adjurai de par Dieu : « Vous ne devez pas donner vos filles à leurs fils, ni prendre pour femmes aucune de leurs filles, pour vos fils ou pour vous-mêmes ! N'est-ce pas en cela qu'a péché Salomon, roi d'Israël ? Parmi tant de nations, aucun roi ne lui fut semblable ; il était aimé de son Dieu ; Dieu l'avait fait roi sur tout Israël. Même lui, les femmes étrangères l'entraînèrent à pécher ! Faudra-t-il entendre dire que vous commettez aussi ce grand crime : trahir notre Dieu en vous mariant avec des femmes étrangères ? » (Néhémie 13,25-27)
Dans le livre d’Esdras le peuple va encore plus loin, en promettant à Dieu d’annuler tous les mariages « mixtes » : Alors Shekanya, fils de Yehiel, l'un des fils d'Élam, prenant la parole, dit à Esdras : « Nous avons trahi notre Dieu en épousant des femmes étrangères, prises parmi les peuples du pays. Eh bien ! malgré cela, il y a encore un espoir pour Israël. Nous allons prendre devant notre Dieu l'engagement solennel de renvoyer toutes nos femmes étrangères et les enfants qui en sont nés, nous conformant au conseil de Monseigneur et de ceux qui tremblent au commandement de notre Dieu. Que l'on agisse selon la Loi ! » (Esdras 10,2-3)
Ces textes très durs, conséquence d’une période dramatique pour le peuple de Dieu, ouvrent la voie à certains autres qui aujourd'hui, avec l'évolution des idées et des mœurs, choquent bon nombre de nos contemporains et laissent entendre que l’amour qu’Il a pour son peuple fait que…
Dieu n’aime pas l’étranger qui ne l’aime pas
On trouve ici et là des marques de la radicalité de Dieu envers ceux qui ne l’aiment pas et le montrent en s’opposant à son peuple ou, pire, en le combattant. L’épisode des dix plaies d’Égypte est un des plus célèbres, mais on peut le comprendre !
Je me bornerai donc à citer deux psaumes qu’il doit nous arriver de chanter dans nos églises, sans sourciller… Les événements décrits montrent comment le peuple de Dieu lisait la façon dont il le protégeait :
[Le Seigneur] frappa les premiers-nés d'Égypte depuis l'homme jusqu'au bétail ;
il envoya signes et prodiges au milieu de toi, Égypte, sur Pharaon et tous ses serviteurs.
Il frappa des païens en grand nombre, fit périr des rois valeureux,
Sihôn, roi des Amorites, et Og, roi du Bashân, et tous les royaumes de Canaan ;
et il donna leur terre en héritage, en héritage à Israël son peuple.
Seigneur, ton nom à jamais ! Seigneur, ton souvenir d'âge en âge ! (Psaume 135,8-13)
Il mena son peuple au désert, car éternel est son amour !
Il frappa des rois puissants, car éternel est son amour !
Fit périr des rois redoutables, car éternel est son amour !
Sihôn, roi des Amorites, car éternel est son amour !
Et Og, roi du Bashân, car éternel est son amour !
Il donna leur terre en héritage, car éternel est son amour ! (Psaume 136,16-21)
Les voies de l’amour du Seigneur sont impénétrables…
Que conclure ?
Au terme de ce court exposé de données relatives à l’étranger cueillies dans la Bible, me voici perplexe, moi qui aime tant les belles conclusions et même les conclusions « pirouettes » !
Je ne sais qu’écrire… Un mauvais étranger serait-il un étranger mort ? Un bon étranger serait-il un étranger converti ?
Ayant pour mission de rester dans le cadre du Premier Testament, j’ai tendance à répondre par l’affirmative : pour les auteurs de ce Testament il semble bien, en effet, qu’un mauvais étranger doit être éliminé et qu’un bon étranger est un adhérent en puissance au judaïsme.
Pour s’en convaincre, il suffit de se pencher sur un des mots signifiant étranger listés au début de cet article : le mot ger de la Bible hébraïque se transforme en prosêlytos dans le grec de la Septante. Ce mot, qui désigne à l’origine un étranger établi dans un pays, a dérivé au fil du temps vers le sens de païen converti au judaïsme, puis de converti à une foi religieuse, puis de converti à n’importe quoi (converti à la planche à voile, donne pour exemple le Grand Usuel Larousse !)
Mais si j’en crois ce que je lis çà et là sur des forums d’Internet ou qu’on peut entendre dans tous les Cafés du Commerce ou lieux assimilés, il semble que cela n’a pas changé fondamentalement et qu’un bon étranger est toujours un étranger converti à l’habillement, à la cuisine, à l’habitat, accessoirement à la religion : à tout ce qui fait la “culture” de son pays dit, parfois abusivement, d’accueil…
Dieu, celui de bonté auquel nous croyons, a encore du travail… mais – grâce à Dieu ! – il a une sainte patience !
1 - On peut lire à propos de ce mot le bel article de Michel-Louis Lévy sur son blog Judéopedia.