Femmes-prêtres : un dossier clos pour Rome ?

Publié le par Garrigues

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sous le titre Pourrait-il y avoir des femmes-prêtres dans l’Église catholique ?
Publié ici avec l’autorisation de l’auteur

 

Poser encore la question après la Déclaration Inter insigniores [1] de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi publiée en 1977, puis les propos très fermes du pape Jean-Paul II dans sa Lettre apostolique Ordinatio sacerdotalis [2] du 22 mai 1994, et enfin la note de la Déclaration pour la Doctrine de la Foi [3] en date du 28 octobre 1995, semblera aux yeux de certains – et notamment de la part d’un prêtre – une orgueilleuse insoumission devant le "non" catégorique formulé par le magistère de l’Église. Mais, si l’on croit qu’il ne suffit pas d’un argument d’autorité pour clore un débat aussi complexe et passionnel que celui-ci, il peut être intéressant, au sein même de l’Église Catholique, d’une part de réfléchir à l’argumentation et au poids théologique de cet enseignement romain dont la "réception" est loin d’être acquise dans le peuple chrétien, d’autre part de repérer quelques-uns des fils d’un écheveau particulièrement emmêlé.

La question de l’éventuelle ordination sacerdotale des femmes recouvre en effet plusieurs questions, dont certaines, dans le contexte actuel, apparaissent comme autant de soupçons… qu’il vaut mieux clairement formuler si l’on veut pouvoir efficacement les écarter !

 

1. Une question socio-politique

Sous la double poussée, d’une part du mouvement féministe, et d’autre part de la culture démocratique pour laquelle ils revendiquent une place dans l’Église (comme en témoigne l’onde de choc produite par "l’affaire Gaillot"), nombre de catholiques en viennent à poser la question en termes de "pouvoirs" et de "rapports de forces"… ce qui, pour être réducteur, n’est pas forcément sans pertinence aucune !

Ainsi donc, derrière le refus de l’Église catholique d’ordonner des femmes prêtres, faut-il voir la volonté farouche de la part d’hommes clercs de garder leurs pouvoirs, avec, en prime, la crainte d’une féminisation totale de l’Église ?… ou bien l’héroïque fidélité à une longue tradition qui dit quelque chose et de Jésus (la réalité de son incarnation), et de l’Église (née d’une initiative de Jésus lui-même), et de la société en général (l’égale dignité de l’homme et de la femme à articuler avec leur irréductible altérité) ?

Une chose au moins est sûre : le ministère presbytéral n’est pas de l’ordre d’un droit dont tous les baptisés pourraient se prévaloir ou réclamer, mais d’un appel personnel que le Christ adresse à certains, et que l’Église authentifie et concrétise par une mission.

 

2. Une question historique

"Jamais l’Église catholique n’a admis que les femmes puissent recevoir validement l’ordination presbytérale ou épiscopale" constata Inter insigniores. Certes. Mais, si le fait est patent, l’interprétation à en donner l’est beaucoup moins ! Et quand le pape évoque comme l’une des raisons de la non-ordination des femmes le magistère vivant de l’Église "qui, de manière continue, a soutenu que l’exclusion des femmes du sacerdoce est en accord avec le plan de Dieu sur l’Église", il faut préciser que cette prise de position magistérielle est toute récente. Pendant de nombreux siècles la question ne se posait d’ailleurs pas ! Elle fut ensuite librement débattue par les théologiens. Il a fallu attendre les deux derniers papes pour voir le magistère se prononcer clairement sur cette question. Difficile donc de transformer une donnée historique - la non-ordination des femmes jusqu’à présent dans l’Église Catholique - en une règle intangible pour l’Église de Jésus. Ce qui fait écrire à Joseph Moingt : "L’histoire des sacrements, précisément, est pleine de changements aussi importants que celui que voudraient conjurer les papes de notre temps ; par exemple, le passage, qui s’est fait sur plusieurs siècles, de la pénitence unique et publique à la pénitence multiple et privée. Dans le cas de l’ordination, quand l’Église voit le Christ appeler des apôtres et ceux-ci se choisir des successeurs, ce qu’elle regarde avant tout, ce n’est pas le sexe des personnes appelées, c’est la volonté du Christ que des ouvriers soient incessamment envoyés travailler à sa moisson. Voilà la loi fondamentale et absolue à laquelle l’Église obéit et qu’elle enseigne comme une vérité révélée par la pratique ininterrompue des ordinations sacerdotales. Si elle se voit dans le besoin d’ordonner des femmes pour remplir sa mission, soit parce que les hommes ne se présentent plus en nombre suffisant, soit parce que les fidèles réclament instamment un ministère de femmes, qu’est-ce qui pourrait empêcher l’Église de changer sa pratique, comme elle l’a fait si souvent dans le passé pour d’autres sacrements ? L’obligation de pourvoir à sa mission est le seul absolu qui s’impose à elle" [4].

On le voit, cette tradition de la non-ordination des femmes, pour ancienne et vénérable qu’elle soit, ne peut, sans plus, s’appuyer sur l’exemple de Jésus qui n’aurait pas "ordonné" de femme, alors qu’il aurait "ordonné" les Douze. Ce serait en effet commettre un anachronisme, puisque le rite et le sens de l’ordination ne sont guère attestés avant le IIIe siècle, et que bien des tâtonnements semblent avoir prévalu auparavant dans l’organisation des diverses communautés, avec vraisemblablement des structures ecclésiales différentes selon les lieux, pour lesquelles il ne semble pas qu’on ait cru devoir revendiquer "l’exemple de Jésus" !

 

3. Une question christologique

C’est la question névralgique et le terrain où se situe l’essentiel de l’argumentation : faut-il voir dans le fait que Jésus n’ait appelé que des hommes dans le groupe des Douze un élément essentiel voulu pour lui-même par Jésus, ou simplement une considération d’opportunité, Jésus n’ayant pas cru bon, sur ce point, d’aller à l’encontre de la traditionnelle répartition des rôles entre hommes et femmes qui était celle de la société juive d’alors ?

Pour Jean-Paul II, la réponse est évidente : "En n’appelant que des hommes à être ses apôtres, le Christ a agi d’une manière totalement libre et souveraine. Il l’a fait dans la liberté même avec laquelle il a mis en valeur la dignité et la vocation de la femme par tout son comportement, sans se conformer aux usages qui prévalaient ni aux traditions que sanctionnait la législation de son époque." (Lettre apostolique Mulieris dignitatem de 1988)

Mais cette évidence est loin d’être partagée par tous les théologiens ! Certes, le Christ manifeste tout au long de l’Évangile une étonnante liberté. Mais cette liberté ne l’amène pas nécessairement à prendre systématiquement le contre-pied des pratiques ambiantes. Comme le remarque Joseph Moingt, "dans une société et à une époque où c’était l’affaire des hommes de s’occuper des choses publiques, d’enseigner et de gouverner, tandis que les femmes vaquaient aux choses domestiques, à l’éducation des enfants, à la tenue de la maison, aux relations familiales, Jésus a pu s’inspirer de ces us et coutumes sans y voir autre chose qu’une sage répartition des tâches fixée par la tradition de son peuple, sans y déceler aucune atteinte à la dignité de la femme, aucune discrimination suspecte, et sans même songer à s’en démarquer, puisqu’il n’y trouvait rien de contraire à l’esprit de son Evangile. Il est donc vraisemblable qu’il a choisi des hommes sans que l’idée lui vienne qu’il pourrait appeler aussi des femmes à la même charge. (…) Ce fait n’offre donc pas l’évidence d’une disposition divine révélée, il peut trop facilement s’expliquer par d’autres motivations, sociologiques peut-être, mais étrangères au type de discriminations, avant tout religieuses, contre lesquelles réagissait Jésus." [5]

Par ailleurs si l’on veut faire de ce simple fait un critère dont Jésus se serait servi pour le choix de ses apôtres, pourquoi ne pas donner le même statut à d’autres constats relatifs à la constitution par Jésus du groupe des Douze ? Après tout, du fait que Jésus n’a choisi que des juifs parmi les Douze, on ne déduit pas l’obligation, pour les successeurs des apôtres, d’être d’abord circoncis ! Et que penser de l’argument - non repris dans la lettre apostolique de 1994 - de la déclaration Inter insigniores selon lequel "quand il faut traduire sacramentellement le rôle du Christ dans l’Eucharistie, il n’y aurait pas cette ressemblance naturelle qui doit exister entre le Christ et son ministre si le rôle du Christ n’était pas tenu par un homme" ? A ce compte-là, on ne voit pas bien comment un prêtre africain ou japonais ressemblerait plus au Christ qu’une femme de Palestine ! Dire que le prêtre agit "in persona Christi" ne signifie pas qu’il tient le rôle du Christ, comme dans une action théâtrale. D’ailleurs, dans l’eucharistie, ce n’est plus seulement le "Fils de Marie" qui agit, mais, avec l’Esprit, le Christ ressuscité, dont le nouveau mode de présence corporel n’a probablement plus grand chose à emprunter à la sexualité (Matthieu 22:23-30). Il semble donc un peu hasardeux d’affirmer que le Christ-Époux étant du sexe masculin une femme ordonnée ne pourrait agir "in persona Christi" à cause de son sexe [6].

 

4. Une question philosophique et anthropologique

Comment penser le rapport homme-femme ? Comment penser à la fois l’égalité et l’altérité entre la masculinité et la féminité ? Inter insigniores appelait "à approfondir la mission respective de l’homme et de la femme". Mais penser l’altérité implique-t-il nécessairement une séparation des rôles sociaux et ecclésiaux ? Pourquoi ne pas envisager simplement une manière différente d’exercer les mêmes tâches ? Et l’altérité sexuelle serait-elle à ce point décisive qu’elle en ferait oublier toutes les autres ?

Il y a là un beau chantier pour la pensée !

 

5. Une question œcuménique

Comme le rappelle opportunément Pierre Vallin [7], la déclaration Inter insigniores suivait l’approbation de l’ordination de femmes dans l’Église épiscopale des États-Unis (rameau américain de la communion anglicane), et Ordinatio sacerdotalis suit, de façon comparable, la décision prise par les autorités de l’Église d’Angleterre en 1992, mise en pratique par l’ordination de femmes au début de 1994. Du point de vue des Églises Catholique et Orthodoxe, ces initiatives unilatérales prises par certaines Églises anglicanes ne peuvent que rendre plus difficile la route vers l’unité, ce que manifestait déjà un échange de lettres entre Paul VI et l’Archevêque de Cantorbéry [8].

Il n’en demeure pas moins que, de fait, parmi les pasteurs des Églises issues de la Réforme, plusieurs en France sont des femmes. Or, l’œcuménisme pratique progressant à la base, les communautés catholiques ont pris l’habitude de recevoir ces pasteurs, voire de collaborer avec eux… ou avec elles ! Il y a là une donnée qui pourrait se révéler importante pour l’évolution des mentalités à l’intérieur de notre propre Église.

 

6. Une question canonique et pastorale

Quel est donc le poids d’autorité des récents documents romains sur cette question ?

Émanant d’une simple congrégation, d’un ton relativement modeste ("L’Église ne s’estime pas autorisée à…") et n’ayant reçu qu’une approbation pontificale in forma communis, la Déclaration Inter insigniores de 1977 est un texte d’autorité mineure, sujet à discussion, éventuellement à réforme.

On se doit de faire ici quelques remarques. Quant à la forme, tout d’abord : le pape n’a pas choisi d’écrire sur ce sujet une encyclique, mais une simple Lettre apostolique, document habituellement classé, pour ce qui est de son degré d’autorité, après les encycliques. Malgré son ton très solennel, ce document n’engage d’ailleurs pas le charisme, aux conditions de reconnaissance bien délimitées, de l’infaillibilité pontificale, laquelle ne saurait être postulée [Code de Droit Canonique, c.749-5], ni décrétée après-coup par un cardinal, fût-il préfet de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi !

Sur le fond, on peut noter que la lettre laisse ouverte la question d’un diaconat permanent féminin. On peut surtout s’étonner de ce que cette lettre, non seulement ne fait état d’aucune consultation auprès des autres évêques (ce qui incontestablement lui aurait donné une plus grande solennité) mais va à l’encontre des conclusions de la Commission Biblique Pontificale mise en place par Paul VI, laquelle avait conclu en 1976, peu de temps avant Inter insigniores, à dix-sept voix contre cinq, que le Magistère pouvait confier les ministères de l’Eucharistie et de la Réconciliation (donc, en fait, le presbytérat) à des femmes "sans aller contre la volonté originaire du Christ".

En l’absence de nouveaux arguments dirimants et compte tenu du climat culturel qui est le nôtre, on peut légitimement penser que la "réception" de cet enseignement par le peuple chrétien est loin d’être acquise. Peut-être même faudra-t-il ranger l’adverbe "définitivement" de la lettre papale parmi les hyperboles langagières dont l’Église est coutumière.

Ainsi par exemple, dire, comme le fait le Concile, que le magistère de l’Église est "l’interprète authentique" de la Parole de Dieu écrite ou transmise, ne veut pas dire qu’il est assuré de ne jamais se tromper, mais simplement que son interprétation est plus qualifiée que telle ou telle interprétation privée. Du reste il serait facile de montrer, en de multiples domaines, des revirements spectaculaires d’appréciation de la part de ce magistère de l’Église… et nul d’ailleurs ne peut lui en faire le reproche, puisqu’il s’agit de traduire la Parole de Dieu dans une culture donnée, à un moment donné de l’histoire de tel ou tel groupe particulier !

Autres exemples de belle redondance langagière : la note de présentation de la lettre Sacerdotalis ordinatio, affirmant qu’il s’agit là "d’une doctrine enseignée par le Magistère pontifical ordinaire de manière définitive, c’est-à-dire proposée non comme un enseignement prudentiel, ni comme une hypothèse plus probable, ni comme une simple disposition disciplinaire, mais comme certainement vraie." Et le Cardinal Ratzinger de parler à ce même propos de "doctrine assurément vraie" [9] ! Suzanne Tunc, dans un article intitulé "L’ordination des femmes. Un débat clos ? " [10], s’amuse de ce genre de propos qui, pour leurs auteurs, font sans doute partie de la méthode Coué, mais n’ont pas le pouvoir d’emporter la pleine adhésion de l’intelligence chez ceux à qui ils s’adressent !

Sans aller nous-mêmes jusqu’à en sourire - car un tel enseignement, s’il ne réclame pas "l’obéissance de la foi" appelle néanmoins "un assentiment religieux de la volonté et de l’intelligence" [11] - nous nous garderons d’être aussi affirmatifs et laisserons à l’histoire le soin d’établir si, de fait, cet enseignement du magistère aura été "reçu" par le peuple chrétien, appelé lui aussi à s’exprimer sur la conformité d’une doctrine à l’Évangile, grâce au "sens de la Foi" qui est le sien [12].

Philippe Louveau, prêtre

[1] La Documentation Catholique, no. 1714 du 20 février 1977

[2] La Documentation Catholique, no. 2096 du 19 juin 1994

[3] La Croix du 21 novembre 1995, puis La Documentation Catholique no. 2128 du 17 décembre 1995

[4] Sur un débat clos dans Recherches de Sciences Religieuses, 1994/3, tome 82, pages 321 à 333

[5] Sur un débat clos dans Recherches de Sciences Religieuses, 1994/3, tome 82, pages 329 à 330

[6] Voir aussi la réflexion du théologien C. DE MALAHAYE dans La Croix des 12 et 13 décembre 1995 : Représenter le Christ comme homme total

[7] Les ministères féminins dans Études no. 3822, février 1995, pages 207 à 218

[8] La Documentation Catholique no. 1704, 5-19 septembre 1976

[9] La Croix - l’Événement du 9 juin 1994

[10] Lumière et Vie no. 224, septembre 1995, pages 7 à 21

[11] L’obéissance chrétienne requise envers le Magistère de l’Église comporte en effet des degrés [cf. C.I.C. no. 752 et 753

[12] Catéchisme de l’Église Catholique, n° 889 et n° 904

Publié dans DOSSIER LA FEMME

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A
Un grand merci au père Louveau pour ces "rappels" (pas toujours bien frais dans nos mémoires!) du dossier théologique sur la place de la femme dans l'Eglise catholique. J'ajouterai que si l'ordination presbytérale n'est pas un droit, il y a cependant une confusion opérée depuis longtemps par l'Eglise entre ministère ordonné et gouvernance de l'Eglise. Que les hommes soient associés au ministère ordonné s'explique, (sans se justifier, certes) par tout ce que vous avez justement rappelé. Mais pourquoi le ministère ordonné serait-il de facto "droit" - cette fois il faut employer le mot - à gouverner l'Eglise et à imposer aux fidèles des règles, disciplines, positions diverses sur des sujets éthiques par exemple, pour lesquels leur qualité de fidèles baptisés justifierait qu'ils les discutent, les établissent de concert, bref, soient partie prenante à leur confection. Sinon, la règle n'est que pharisianisme de gens qui font peser des fardeaux sans les porter eux-mêmes? Là, il y a hypocrisie manifeste, "abus de pouvoir", au sens fort du mot. Père Louveau, qu'en pensez-vous? Anne Soupa
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