Se convertir : se retourner... ou se détourner ?
Vous avez peut-être remarqué, si vous êtes catholique ou si vous avez lu sur ce blog l'article La cendre et la poussière, que le Mercredi des Cendres, lors de la cérémonie du même nom, le prêtre qui marque de cendre le front des fidèles a le choix entre deux formules :
- l'« ancienne » : souviens-toi (homme) que tu es poussière et que tu retourneras en poussière
- la « nouvelle » : convertis-toi et crois à la Bonne Nouvelle.
En général il choisit la seconde, moins « sinistre » et plus rapide, et donc plus efficace pour le bon déroulement de la cérémonie...
Mais vous n'avez sans doute jamais remarqué (et on ne vous a sans doute jamais dit) que les deux formules utilisent le même verbe... hébreu, évidemment !
Ce verbe est shouv, verbe de l'hébreu biblique qui a de nombreux sens (trois pages dans le dictionnaire Sander et Trenel !) mais signifie essentiellement retourner, revenir, se tourner, se diriger et donc revenir à Dieu, au bien, se convertir... mais aussi, car l'hébreu est une langue curieuse, se détourner, s'écarter et donc s'écarter de Dieu, du bien, se pervertir...
En voici un exemple frappant (Jérémie 8,4) : 'yim-yashouv velo' yashouv, qu'on peut sans doute interpréter ainsi : si on se détourne, ne revient-on pas ?
Comme par hasard, les deux premières occurrences de ce verbe sont en Genèse 3,19 : à la sueur de ton nez tu mangeras le pain, jusqu'à ce que tu retournes au sol ('ad shouvera 'el ha'adamah), car tu es poussière et tu retourneras à la poussière (ki-'aphar 'atah ve'el-'aphar tashouv).
Le latin de la Vulgate utilise deux fois revertare et le grec de la Septante, curieusement, utilise apostrephô puis aperkhomaî. On notera que les hébreux transpirent avec leur nez et non avec leur front... et que la Septante utilise deux verbes différents pour le même verbe hébreu. D'autre part, elle traduit aphar par ghê, terre, alors qu'il n'est a priori pas question ici de terre ou de glaise (mot utilisé par la Bible de Jérusalem qui, une fois de plus, prend le texte de la Septante comme base), mais de poussière !
On reconnaît là la formule « ancienne » utilisée par le prêtre le mercredi des Cendres.
Pourtant il n'est ici question ni de repentance ni de conversion, mais de la conséquence de l'accès de l'homme et de la femme à la connaissance du Bien et du Mal par la manducation du fruit de l'arbre du même nom (Genèse 3,6-7). La désobéissance, le détournement de Dieu, mène au retour... non pas vers Dieu, mais vers la poussière. Sauf si on écoute la seconde version de ce que dit le prêtre !
Cette seconde formule est une citation de l'évangile de Marc (1,15) : repentez-vous et croyez à la bonne nouvelle. Elle est approximative quant au grec, où le verbe est metanoeô, littéralement : penser après, changer de sentiment , à la fois se repentir et se convertir. La formule rituelle latine est celle de la Vulgate : paenitemini (repentez-vous), et credite Evangelio, traduction littérale de Marc.
Il est donc ici clairement question de repentance, pas de retour. La formule rituelle française est donc différente, pour une raison que j'ignore (peut-être la notion de repentance ferait-elle fuir les fidèles, plus que celle de conversion...).
Mais revenons (c'est le cas de le dire) à shouv !
Dans les livres de la Torah (du Pentateuque), le verbe a pratiquement toujours un sens de retour, comme la colombe de Noé qui ne revient plus vers l'arche à la fin du Déluge, ou l'homme inconnu du chêne de Mambré qui annonce Abraham que, quand il reviendra un an plus tard, sa femme Sarah aura enfanté dans sa vieillesse.
C'est dans les livres des Prophètes et des Psaumes que la notion de conversion fait son entrée, avec celle du retour de l'homme vers Dieu (mais aussi de Dieu vers les hommes).
Trois exemples, en Jérémie 24,7 : ils reviendront (yiashouvou) à moi de tout leur cœur (dit Dieu), en Osée 12,7 : tu reviendras (tashouv) à ton Dieu , et en Isaïe 10,21 : le reste se convertira (reviendra : yiashouv)...
Mais un des plus beaux exemples nous est donné dans le livre d'Ézéchiel : Si le juste se détourne (beshouv) de sa justice pour commettre le mal et meurt, c'est à cause du mal qu'il a commis qu'il meurt. Et si le pécheur se détourne (beshouv) du péché qu'il a commis, pour pratiquer le droit et la justice, il assure sa vie. Il a choisi de se détourner (yiashouv) de tous les crimes qu'il avait commis, il vivra, il ne mourra pas. [...] C'est pourquoi je vous jugerai chacun selon sa manière d'agir, maison d'Israël, oracle du Seigneur Dieu. Convertissez-vous (shouvou : revenez) et détournez-vous (hashiyvou) de tous vos crimes ; qu'il n'y ait plus pour vous d'occasion de mal. (Ézéchiel 18,26-30)
Nous voyons ici des hommes se détourner de la justice, puis du péché et des crimes ; Dieu les appelle tous à se retourner et à se détourner... pour revenir vers lui !
Tout cela donne un peu le tournis ! Mais aussi un bon enseignement : la position de l'homme dans sa vie est toujours relative, car
Dieu seul est Absolu. Se retourner vers quelque chose (ou vers quelqu'un) c'est toujours se détourner d'autre chose (ou de quelqu'un d'autre), car l'homme est fini dans le temps et dans l'espace
et il ne peut être partout tout le temps.
Et Dieu ? me direz-vous
Eh bien, Dieu est appelé par l'homme à revenir : Reviens (shouvah), Seigneur, délivre mon âme, sauve-moi, en raison de ton amour (Psaume 6,5) ; reviens (shouvah), Seigneur ! Jusques à quand (hébreu 'ad-mataiy ; cf. l'article Joseph d'Arimathie, un homme qui pose question) ? Prends en pitié tes serviteurs (Psaume 90,13)
Car la vie de l'homme est tout entière une recherche de Dieu : Dieu, c'est toi mon Dieu, je te cherche, mon âme a soif de toi (Psaume 63,2), qui le lui rend bien : Dieu appela l'homme : « Où es-tu ? » (Genèse 3,9).
La vie de l'homme avec Dieu est donc bien une vraie VIE. Elle est mouvement, recherche, dialogue ; la mort est immobilité, renoncement, mutisme...
Le prophète Élie, désespéré, s'assoit au pied d'un genêt en souhaitant mourir et s'endort ; mais un ange de Dieu lui dit aussitôt : « lève-toi et mange » en lui présentant une galette et de l'eau... puis ajoute : « sinon le chemin sera trop long pour toi » (1er livre des Rois, 19).
Voilà la vie avec Dieu ! Qui quelquefois s'interrompt, du fait de l'homme, qui, un jour plus ou moins lointain, se rend compte de son malheur.
Alors on parle de teshouva...
La teshouva
La Teshouva est un mot de l'hébreu rabbinique (on ne le rencontre pas dans la Bible hébraïque), manifestement dérivé du verbe shouv, qui évoque de prime abord une idée de retour, comme on vient de le voir. Il s'agirait de revenir sur le droit chemin et d'obéir à la volonté de Dieu, à ses commandements, les 613 mitsvot de nos frères juifs. Mais dans l'hébreu rabbinique le mot a pris un sens dérivé : répondre (action qui consiste à retourner des mots à un interlocuteur).
Cette réponse, Dieu la sollicite en permanence de nous, car il la souhaite personnelle, et ne s'intéresse ni à la récitation d'un quelconque catéchisme ni à l'homme que les juifs appellent baal Teshouva (maître de la réponse) quand il n'est qu'un stakhanoviste de la mitsva.
Nous voulons tous répondre à Dieu ! Cependant une chose - une seule - nous manque alors, car répondre est bien, mais encore faut-il savoir quelle est la question !
La teshouva est donc bien un chemin, comme celui qu'Élie est appelé à suivre après avoir été nourri par l'ange. Prendre ce chemin est déjà une réponse à Dieu... Et répondre à Dieu en cherchant ce qu'il nous demande nous mène forcément à lui, au bout d'une route quelquefois longue et semée de phénomènes bizarres ou effrayants, comme ceux qu'Élie rencontre : ouragan, tremblement de terre, incendie, en attendant le murmure d'un silence léger, l'instant de la rencontre avec Dieu (1er livre des Rois, 19).
Il faut aller au bout de soi-même pour trouver la question ultime de Dieu après tout le chemin : M'aimes-tu ?
En écrivant cela, je me rends compte que cette question est posée trois fois par Jésus à Pierre (qui l'a renié trois fois) à dix versets seulement de la fin du dernier chapitre du dernier des quatre évangiles, celui de Jean (et même du chapitre 21, dont on sait qu'il a été rajouté postérieurement aux 20 premiers). Comme si l'auteur avait continué son chemin avec Jésus après avoir achevé son œuvre et avait découvert l'inachevé d'un parcours avec Jésus-Dieu qui laisserait de côté LA question : M'aimes-tu ?
La triple répétition des questions nous instruit subtilement dans la démarche de conversion, comme l'indique l'évangéliste : Pierre
fut peiné de ce que Jésus lui eût dit pour la troisième fois « m'aimes-tu ? ». C'est bien après avoir pris conscience pleinement de notre faiblesse devant la vie et ses
événements les plus difficiles (l'ouragan d'Élie, les reniements de Pierre), après avoir entendu de nombreuses fois (trop de fois, à notre goût) cette même question que nous pourrons dire à
Dieu :
Et si tu le sais, je pourrai enfin me sentir aimé par toi...
Voilà ma réponse, Seigneur.
Teshouvah tovah, mes frères de toute confession !
o O o
En guise d'appendice, voici un extrait bien connu d'un discours de Moïse au peuple hébreu, qui utilise SEPT fois le verbe shouv dans ses sens classiques (et, en plus, celui de captif, déporté...).
« Lorsque tous ces événements (ou paroles) se seront réalisés pour toi, la bénédiction et la malédiction que j'ai données à ta face (que je t'ai proposées), tu les ramèneras (vayashévota) vers ton cœur (tu les méditeras) au milieu de tous ces peuples là où ton Seigneur Dieu t'aura repoussé, tu retourneras (véshavta) jusqu'à ton Seigneur Dieu, tu obéiras à sa voix en tout ce que moi je te commande aujourd'hui, toi et tes fils, de tout ton cœur et de toute ton âme, et ton Seigneur Dieu ramènera tes déportés (véshav ête shévoutékha), il te fera miséricorde et il recommencera (veshav) à te rassembler du sein des peuples parmi lesquels ton Seigneur Dieu t'aura repoussé » [...] Et toi tu recommenceras (tashouv) à obéir à la voix de ton Seigneur Dieu et tu mettras en pratique tous ses commandements (mitsvotayv) que je te prescris aujourd'hui... Le Seigneur recommencera (yashouv) à se réjouir de toi... [...] si tu obéis à la voix du Seigneur ton Dieu en gardant ses commandements (mitsvotayv) inscrits dans le livre de cette Loi, si tu reviens (tashouv) au Seigneur ton Dieu de tout ton cœur et de toute ton âme » (Deutéronome 30,1-3.8-10).
Un florilège typiquement hébreu !