La cendre et la poussière
Le carême commence le mercredi des Cendres.
Ce jour-là, au cours de la cérémonie, le prêtre fait sur le front de chaque fidèle un signe de croix avec des cendres, en lui disant peut-être : souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras en poussière (de nos jours, on dit le plus souvent : convertis-toi et crois à la Bonne Nouvelle).
Jean-Paul II commentait ainsi cette pratique : la cendre, dont la signification originelle est fort discutée, bien que son usage soit répandu dans la plupart des religions antiques, est souvent associée à la poussière, et symbolise à la fois le péché et la fragilité de l'homme. (audience générale du mercredi des Cendres, 25 février 1998).
Mais en disant la phrase rituelle, peu de prêtres doivent réaliser qu'ils font un jeu de mots typiquement hébraïque !
En effet, en hébreu cendre est אֵפֶר , 'épher (mot qui commence par la lettre 'aleph) et poussière estעָפָר , ’aphar (mot qui commence par la lettre ’’aïn), les deux dernières lettres de chaque mot étant les mêmes.
On trouve en Genèse 18,27 (la négociation sur le sort de Sodome) le plus bel exemple de ce jeu de mots : Abraham reprit : Je suis bien hardi de parler à mon Seigneur, moi qui suis poussière et cendre (’’aphar va'épher).
On peut dire, par analogie avec le grec, que la cendre porte l'esprit doux (transcription de la lettre 'aleph, la première lettre de l'alphabet, lettre imprononçable, lettre divine par excellence) et que la poussière porte l'esprit rude (transcription de la lettre ’’aïn, lettre de la désobéissance de l'homme) : la cendre vient de Dieu (elle peut renaître de ses cendres) ; la poussière vient de la Terre (elle est inerte).
Quand, au cours de la cérémonie des Cendres, le prêtre nous dit souviens-toi que tu es poussière et que tu retourneras en poussière, en nous marquant le front de cendre, il ne nous dit rien d'autre que : souviens-toi que tu es ’’aphar et que tu retourneras en ’’aphar ; mais la ’épher dont je te marque est le signe de ton lien avec Dieu, qui te fera renaître, pour t'introduire dans la Lumière sans fin (la lumière sans fin, 'aïn soph 'or, luit au-dessus de l'Arbre de Vie, représentation des 10 manifestations de Dieu pour les kabbalistes juifs).
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On retrouve le même jeu de mots entre le ’aleph et le ’’aïn en Gn 3, quand Dieu revêt d'une tunique de peau ('or, avec un ’’aïn) l'être humain qui était auparavant, d'après la tradition juive, un être de lumière ('or, avec un 'aleph).
L'acquisition de la connaissance fait que l'homme n'est plus un être enveloppé de la lumière directe de Dieu, mais de la peau qui le protègera dans le monde réel : il a quitté la lumière, qu'il tenait de sa proximité avec son Père créateur, pour prendre peau, signe visible qu'il est une personne autonome et unique.
René Guyon