« Choses vues (ou entendues) » 13 : Bannir les actes ou les œuvres d’auteurs moralement indignes ?
Cette chronique s’inscrit dans la lignée des « Choses vues » 9 et 10. C’est une vieille interrogation de savoir si la reconnaissance des qualités d’une œuvre ou d’une action dépend de la bonne moralité de son auteur.
Les Français ont été stupéfaits, choqués, en colère, tristes surtout, à la révélation de ce que l’abbé Pierre a pu appeler son « expérience du désir sexuel et de sa très rare satisfaction », expériences qu’il avoue insatisfaisantes, « car je sentais que je n’étais pas vrai » (Mon Dieu… pourquoi ?, Plon, 2005, p. 26). Tout a été dit depuis par la presse désireuse de comprendre ou gourmande de scandale.
Cet homme a fait de grandes choses : Résistance, « appel au secours » de décembre 1954 révélant au pays l’existence de l’extrême misère, député actif de 1945 à 1951, mais surtout son permanent souci des pauvres ; avec des intuitions géniales, comme la régénération et réhabilitation des exclus par eux-mêmes et pour les autres à Emmaüs. Croyants et non-croyants l’avaient « canonisé » comme une icône de la charité, et il a longtemps figuré comme « personnage préféré des Français ». Et voilà qu’on apprend qu’il a, des années durant, « agressé » des femmes et multiplié des « gestes indécents ». Ceux-ci rayent-ils celles-là ? Jusqu’où ?
Il ne s’agit pas de minimiser la gravité des actes que l’on découvre au hasard des témoignages, avec cette difficulté supplémentaire de déterminer qui était au courant ? De quoi exactement ? Et pourquoi « on » s’est tu ? La réponse vient en partie de certaines victimes : le personnage était trop grand pour que l’on dynamite sa statue. Va-t-on l’occulter, par exemple, en ôtant son portrait des affiches et documents émanant des organismes créés par l’abbé ou se réclamant de lui ? Rien n’excuse ce qu’il a commis ; rien ne peut faire oublier ce qu’il a accompli.
Le problème de conscience posé par la relation entre le bien ou le mal qu’une personne a fait et le statut qu’elle peut garder semble de longue durée. Il reste encore d’actualité avec un autre prêtre, et ce n’est pas le seul. Mosaïste de renom, Marko Rupnik est accusé, pour une période allant de 1980 à 2018, de nombreux abus sexuels et psychologiques sur des femmes, parmi lesquelles des religieuses, et d’avoir donné l’absolution à une femme dont il avait abusé (1). Il a été excommunié en 2020.
La question se pose de savoir si l’on peut continuer à exposer ses œuvres, dont la qualité est reconnue universellement (2), ou si l’on doit les masquer voire les détruire, car maintenues en place à l’admiration des foules, elles risquent d’apparaitre comme causant un véritable préjudice moral à ses victimes. Les choses restent actuellement en l’état, et l’évêque de Lourdes a suspendu toute solution définitive car, estime-t-il, « la meilleure décision à prendre n’est pas encore mûre » ; elle a été remise à une commission compétente. Simplement les œuvres de Marko Rupnik apposées sur la façade de la basilique Notre-Dame du Rosaire ne seront plus mises en valeur, comme elles l’étaient par des jeux de lumière lors des processions mariales.
Le sexe n’est pas le seul domaine où un personnage célèbre a commis un délit ou un crime. Cas problématique bien connu : en 1606, le peintre Le Caravage (1571-1610) a tué un homme, au cours d’un duel. Cela ne l’a pas empêché non seulement d’avoir été considéré (et de le rester) comme l’un des plus grands peintres de son temps, mais encore de recevoir, en 1610, la grâce pontificale pour ce crime. Il n’a pas été rare que des artistes de la Renaissance, suspects de délits graves, aient continué à recevoir des commandes d’importants personnages ecclésiastiques et même du pape.
Si l’on tient compte des mœurs propres à une époque, une bonne partie des œuvres de ces peintres aurait été bannie à cause de l’homosexualité de leurs auteurs. Ce qui est aujourd’hui à la mode était alors considéré comme un crime, poursuivi et sanctionné en tant que tel. Il n’en a rien été, heureusement, la Sixtine éblouit toujours.
Même situation dans d’autres arts. En littérature, la « chasse à l’homme » pourrait être aussi fructueuse. Dans le Dictionnaire pratique des connaissances religieuses de l’abbé Bricout (1925-1927) destiné au « bas clergé », l’abbé Léon Jules, rédacteur des articles portant sur la littérature, reconnaît le talent d’André Gide, mais en déconseille la lecture : « En résumé, M. A. Gide donne l’impression d’une âme tourmentée du divin que l’orgueil et la sensualité empêche d’aller à Dieu, d’un esprit très lucide que les passions égarent, d’un talent vigoureux et brillant qui a manqué son œuvre et dont, il faut espérer, les générations nouvelles, éprises d’action, d’ordre et d’idéal, rejetteront de plus en plus la pernicieuse influence. » Gide obtint le prix Nobel de littérature en 1947.
Les reproches faits à un auteur ne sont pas réservés à ceux dont les mœurs sont suspectes à une époque, mais aussi à ceux dont les positions politiques sont irrecevables. On sait quel procès permanent est fait à Céline, collaborateur avec l’occupant, dont certaines œuvres sont marquées par un antisémitisme féroce, obsessionnel et dangereux pendant la seconde Guerre mondiale, alors que les nazis pourchassaient les Juifs.
On a parfois gommé la partie honorable de la vie de telle personne au vu de méfaits accomplis ultérieurement. Ainsi est remis en cause le rôle positif de Philippe Pétain pendant la Grande Guerre, et particulièrement à Verdun, parce qu’il a « trahi » en 1940 et couvert de son autorité morale une politique de collaboration avec l’occupant allemand.
Que faire alors ? Ne pas diffuser ou exposer les vies ou les œuvres concernées ? Détruire celles-ci, faire taire celles-là ? On a vu que ce qui était interdit à une époque pouvait ne l’être plus à une autre. On « relit » certaines biographies pour destituer ou rétablir la réputation d’un homme. Le choix n’est pas si simple : il ne s’agit pas d’excuser trop facilement les « méfaits » d’un personnage public ou d’un auteur de chefs d’œuvres, mais de ne pas priver l’humanité d’actions ou de créations qui l’éclairent et peuvent, à l’occasion, la rendre meilleure. Peut-on trancher sans hésitations ?
Que vous en semble, amis lecteurs ?
Marc Delîle
(1) On s’est longtemps demandé, et l’on demande encore, si les sacrements transmis par un prêtre indigne étaient valides. Le détournement d’une pénitente dans le cadre de la confession est un péché particulièrement grave pour un prêtre, entraînant une excommunication latæ sententiæ (Code de droit canonique canon 1385), dont il ne peut être absous généralement que par le pape. Mais cette excommunication du Père Rupnik, d’après un canoniste réputé, ne remet pas en cause la validité des sacrements qu’il a célébrés : « Ces sacrements sont valides « en raison du souci de l’Église, comme Mère, pour ses enfants ». Pour le dire un peu crûment, on ne va pas `faire porter aux fidèles le chapeau’ des agissements du religieux sanctionné » (Cf. La Croix du 29/12/2022).
(2) Ses œuvres sont à Lourdes, à Rome dans un quarantaine de chapelles, au Vatican, à Fatima, dans les cathédrales de Madrid, Bratislava, d’autres lieux encore.