La France et ses fractures territoriales

Publié le par Garrigues et Sentiers

Pour analyser les émeutes urbaines de 2023 – de loin les plus graves depuis celles de 2005 – et les incompréhensions politiques qu’elles suscitent, il est indispensable de revenir aux sources du malaise territorial français. Les banlieues qui s’enflamment aujourd’hui ont beaucoup plus en commun avec les bourgs et les villages abandonnés que ce que l’on s’imagine parfois. Seul le rapprochement politique de ces différents territoires défavorisés permettra de sortir des contradictions actuelles.

Revenons en arrière. Entre 1900-1910 et 1980-1990, les inégalités territoriales ont diminué en France, aussi bien du point de vue des écarts de produit intérieur brut par habitant entre départements que des inégalités de richesse immobilière ou de revenu moyen entre communes et entre départements. C’est tout l’inverse qui s’est produit depuis les années 1980-1990 (J. Cagé et T. Piketty, Une histoire du conflit politique, Seuil, 2023). Le ratio entre le PIB par habitant des 5 départements les plus riches et les plus pauvres, qui était passé de 3,5 en 1900 à 2,5 en 1985, est ainsi remonté à 3,4 en 2022. On assiste au passage à une concentration inédite du PIB au sein de quelques départements de l’Île-de-France (notamment Paris et les Hauts-de-Seine), en lien avec l’expansion sans précédent du secteur financier et des états-majors des grandes entreprises, et au détriment des centres industriels provinciaux. Cette évolution spectaculaire a été exacerbée par la dérégulation financière et la libéralisation commerciale, ainsi que par des investissements publics faisant la part belle à la région capitale et aux grandes métropoles (TGV contre trains régionaux).

On retrouve des évolutions similaires au niveau des inégalités entre communes. Le ratio entre la richesse immobilière moyenne des 1% des communes les plus riches et les plus pauvres est passé de 10 en 1985 à 16 en 2022. A Vierzon, Aubusson ou Château-Chinon, la valeur moyenne des logements est d’à peine 60 000 euros. Elle dépasse les 1,2 million d’euros dans le 7e arrondissement de Paris, ainsi qu’à Marne-la-Coquette, Saint-Jean-Cap-Ferrat ou Saint-Marc-Jaumegarde. Le ratio entre le revenu moyen des 1% des communes les plus riches et les plus pauvres est passé quant à lui de 5 en 1990 à plus de 8 en 2022. Le revenu moyen est d’à peine 8 000-9 000 euros par an et par habitant à Creil, Grigny, Grande-Synthe ou Roubaix. Il atteint 70 000-80 000 euros à Neuilly-sur-Seine, au Vésinet ou au Touquet. Il dépasse même les 100 000 euros par habitant (y compris les enfants !) dans les 7e et 8e arrondissements de la capitale.

Le point central est que l’on observe des inégalités considérables entre communes sur l’ensemble du territoire, aussi bien à l’intérieur des grandes agglomérations que des bourgs et des villages. Au sommet de la hiérarchie territoriale se trouvent les banlieues les plus riches des grandes métropoles, une partie des centre-villes, ainsi qu’un certain nombre de bourgs et villages huppés. Tout en bas de la pyramide, les banlieues les plus pauvres ont été lourdement frappées par la désindustrialisation. Elles sont désormais toutes aussi pauvres que les bourgs et les villages les plus pauvres, ce qui n’était pas le cas historiquement. Ces différents territoires défavorisés font certes face à des défis spécifiques. Les banlieues pauvres ont une beaucoup plus forte expérience de la diversité des origines et des discriminations avérées face aux pratiques policières ou à l’accès au logement et à l’emploi. Il est urgent que la puissance publique se donne enfin les moyens d’objectiver et de mesurer rigoureusement l’évolution de ces discriminations – dont l’existence est démontrée par une multitude de travaux de recherche.

Les différents territoires défavorisés se caractérisent également par des insertions spécifiques dans la structure productive. Les banlieues pauvres comprennent un grand nombre d’employés des services (commerce, restauration, nettoyage, santé, etc.) qui continuent de voter pour la gauche. À l’inverse, les bourgs et villages pauvres comprennent désormais davantage d’ouvriers exposés à la concurrence internationale. Beaucoup se sont sentis abandonnés par les gouvernements de gauche et de droite des dernières décennies (accusés d’avoir tout misé sur l’intégration européenne et commerciale à l’échelle mondiale, sans limites et sans règles) et ont rejoint le FN-RN. Mais contrairement à ce que s’imaginent les responsables politiques du bloc nationaliste, ces électeurs attendent avant tout des réponses socio-économiques à leurs problèmes et non pas une stratégie de l’affrontement identitaire, qui ne correspond nullement à l’état réel de la société française, comme le montrent les niveaux très élevés de mixité et d’intermariage.

La vérité est que les banlieues pauvres et les bourgs et villages pauvres ont beaucoup de points communs par rapport à tout ce qui les sépare des territoires les plus riches, notamment en termes d’accès aux services publics et de budgets communaux. La raison en est simple : les ressources dont disposent les collectivités publiques dépendent avant tout des bases fiscales locales, et les dispositifs nationaux supposément mis en place pour faire face à ces inégalités abyssales n’en ont jamais réduit qu’une petite partie. Au final, le budget par habitant est plus élevé dans les communes riches que dans les communes pauvres, si bien que l’argent public exacerbe les inégalités initiales au lieu de les corriger, en toute bonne conscience. Les propositions faites en 2018 par le rapport Borloo pour objectiver cette réalité et y mettre fin ont été abandonnées, et le bloc libéral continue d’expliquer aujourd’hui qu’aucune redistribution supplémentaire n’est envisageable. Face aux impasses des deux autres blocs, c’est au bloc de gauche qu’il appartient aujourd’hui de rassembler les territoires défavorisés autour d’une plateforme commune.

 

Thomas Piketty

Sources : https://www.lemonde.fr/blog/piketty/2023/07/11/la-france-et-ses-fractures-territoriales/

https://nsae.fr/2023/07/14/la-france-et-ses-fractures-territoriales/?utm_source=mailpoet&utm_medium=email&utm_campaign=newsletter-nsae_97

Publié dans Réflexions en chemin

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J
Bonjour,<br /> <br /> Modeste observation d'un voisin belge :<br /> <br /> - depuis quelques années déjà, les communes belges ont été ont été à la fois obligées à se regrouper et aidées à cela ; finis les petits villages trop fragiles. Même si cela ne gomme pas toutes les disparités.<br /> <br /> - des séjours en Suisse nous étonnaient : leurs fameuses votations. Au menu, les habitants étaient d'abord copieusement documents sur les matières concernées ; puis les thèmes concernaient non seulement le fédéral, mais le cantonal, mais le communal : tout un menu à chaque votation. D'où, à entendre les habitants, un grand attachement à leur pays, mais tout autant à leur coin. C'est "à eux" ! Leur commune, leurs francs ! Ce n'était pas 'la faute à Berne', 'la faute aux élites', mais la discussion entre voisins. J'aimerais cela en Belgique, même si ce système est lourd et lent de l'avis des Helvètes eux-mêmes.<br /> Bien à vous,<br /> J-M. Culot, Bx
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