Entretiens de Maurice Bellet avec Nathanaël Wallenhorst, « Sapere. Savoirs et saveurs d’un monde qui nous parle » – Notes de lecture
Ce livret de 150 pages d’entretien (1), enregistré en 2014, est un excellent sésame pour savourer par l’intérieur à la fois la pensée de Maurice Bellet et faire la connaissance d’un homme hors norme, philosophe théologien, psychanalyse et surtout conteur, poète, ami dont j’ai pu découvrir la richesse durant de nombreuses années (2).
En avant-propos, N. Wallehhenhorst, joue sur les mots « sapere, saveur, savourer, savoir » comme si le savoir était de goûter, de savourer et non pas seulement de connaitre cérébralement des choses. Il y décrit sa découverte progressive de cet auteur inclassable, ce sauvage dont la pensée critique est centrée sur la naissance de l’humain. Maurice Bellet est essentiellement un conteur politique qui raconte la société. C’était un homme gai qui aimait rire et qui ponctuait souvent des propos graves touchant le cœur de l’existence par de grands éclats de rire ou des remarques humoristiques.
Dans la Préface, Myriam Tonus, une des auteures qui connait le mieux ses œuvres, décrit comment le jeu de relations très riches entre ces deux auteurs aux fortes personnalités, éclaire bien l’essentiel de leur recherche sur le devenir de l’humain, dans un monde en pleine mutation, marqué par la puissance de la technoscience.
Maurice Bellet a été influencé par le concile en 1962 et mai 68. : « Il fallait que ça change, même si les promesses n’ont pas été tenues pour Vatican II, dont le deuxième souffle n'a pas eu lieu. Mai 68 a marqué la fin de l’ère moderne, la croyance en une raison triomphante et un progrès linéaire assuré par une technique triomphante ». Ses guides spirituels ont été Thérèse de Lisieux, Mère Teresa, le Nuage d’Inconnaissance. Ses maîtres en philosophie furent Maurice Blondel, Paul Ricoeur, son directeur de thèse, et Levinas, membre du jury lors de sa soutenance.
Cependant, il éprouvait une sorte de malaise dans le monde universitaire, car pour lui, le travail de vérité sur l’humain, ne s’opérait pas d’abord sous la maîtrise de la raison mais provient essentiellement de l'écoute de ce que vivent les humains. Souvent, en ce lieu de « l’en bas », il n'y a plus de chemin et la pensée, comme la psychanalyse et la foi, doivent s’aventurer dans « un chemin sans chemin ». Le pire ennemi est l’esprit doctrinaire : il sait à l’avance alors que le vrai savoir est de savoir écouter ce que disent les gens du mystère de leur vie.
L’Église et la société vivent actuellement une crisis radicale, une forme d’effondrement qui n’est pas la fin mais qui, au contraire, peut ouvrir un avenir, notamment à partir de la critique radicale qu’apporte l’Évangile. Bellet passe d’une théologie négative, refusant les faux savoirs sur Dieu, à une anthropologie négative dénonçant les limites du positivisme qui tue l’humain. En ce qui concerne l’Église, Nathanael Wallenhorst voit en lui un des premiers théologiens de la refonte du christianisme. Car pour lui, l’essentiel est de permettre la naissance de l’humain
En ce sens, il y un rapport étroit entre la politique et la foi. Car l’Évangile a toujours été pour Maurice Bellet, par l’annonce du Royaume, la subversion tellement radicale qu’elle ne peut être pensée dans le monde. L’Évangile rappelle l’urgence du long terme. Il « pourrait apparaître comme le principe critique le plus radical de ce qu’est le monde » (3).
Comment parler de Dieu dans le monde actuel ? « Dieu personne ne l’a jamais vu ». Cependant, l’essentiel est d’écouter sa parole et de lui parler, mais comment ? ». Le Dieu de l’Évangile est celui de l’humain et de tout l’humain et non pas le dieu de la sacristie ni même de l’Eglise » (4). « Dieu n’est pas la réponse à nos questions, Dieu, c’est la question » (5). l’Évangile est capable d’opérer un changement dans l’homme. Ce changement opéré, il n’y a pas besoin de citer l’Évangile pour en être imprégné dans ce que l’on dit et ce que l’on fait. À cet homme nouveau, il n’y aura pas à rajouter après coup le divin comme une pièce rapportée, car la foi en Jésus Christ, Homme Dieu, signifie que le divin est désormais au cœur de l’humain.
L’écriture, pour M. Bellet, a été toute sa vie, sa raison d’être. Certes, comme tous les auteurs, il se posait des problèmes commerciaux sur les ventes de ses livres, mais plus profondément, écrire était pour lui un véritable travail d’accouchement : « J’écris par nécessité parce que je ne peux pas faire autrement, comme un pommier donne des pommes » (6). Il s’attribuait deux sortes de livres, ceux plus scientifiques qui argumentent et ceux qui viennent du cœur et qui disent. Incipit, L’Épreuve, La Voie sont de ce deuxième type et font naître l’humain chez les lecteurs
Y a-t-il un chemin dans cet espace particulier ? La foi est-elle un chemin ? Oui, elle l’est, selon toute la tradition : Abraham, Moïse, Paul sont en chemin, pour ce dernier, sans retour. Celui qui n’avance pas reste sur place et meurt. Mais Maurice Bellet écrit pour ceux qui sont en route, mais qui ont l’impression de ne plus avoir de chemin, car les itinéraires balisés et formalisés de la foi chrétienne officielle ne conviennent plus à cet espace correspondant à l’inouï de Dieu, et à l’inouï de ce que cette population vit : comment continuer d’avancer sans chemin ? Comment avancer seul, car on est nécessairement seul dans ces espaces. À quelle communauté cependant appartenir puisque l’homme ne peut vivre seul. Comment recréer une communauté, une Église, avec ceux qui ne se retrouvent plus dans les communautés ecclésiales actuelles et dont le lien avec elles devient quasi impossible et pourtant vital. C’est à ce point de jonction que Maurice Bellet écrit, persuadé que le cœur de l’Évangile se situe à ce niveau-là de l’expérience humaine.
« Que reste-t-il quand il ne reste plus rien ? C’est peut-être là que tout commence ! »
Antoine Duprez
(1) Sapere. Savoirs et saveurs d’un monde qui nous parle. Maurice Bellet entretiens avec Nathanaël Wallenhorst, éditions Le Pommier, Paris, 2022, 18 €.
(2) Un trajet vers l’essentiel, de M. Bellet, G. Coq, A. Duprez, Paris, 2014 présente les grandes lignes de la pensée de M.Bellet. Mais la meilleure introduction est, à mon avis, Ouvrir l’espace du christianisme de Myriam Tonus, Paris, 2018.
(3) P. 99.
(4) P. 101.
(5) p. 116.
(6) P. 115.