Jésus : quel sens donner à sa mort ?

Publié le par Garrigues et Sentiers

Vers l’année 53, Paul de Tarse écrit aux chrétiens de Corinthe : « Je vous ai transmis ce que j’avais moi-même reçu : Christ est mort pour nos péchés, selon les Écritures » (1Co 15, 3). Notons que Jésus n’est pas nommé par son nom, mais par un qualificatif qui lui reconnaît d’être le messie. Christ est devenu le nouveau nom de Jésus pour ses disciples : il n’est pas le Christ, mais Christ. Nous sommes en présence d’une déclaration, d’une nomination de foi. Jésus, Christ, est mort, c’est un fait qui date déjà de 26 ans environ. Mais voilà que Paul exprime le pourquoi de sa mort, qu’il donne un sens à cette mort, un sens théologique puisqu’il est question des péchés et des Écritures bibliques.

Cette explication de la mort de Jésus, Paul dit l’avoir reçue. De qui ? Difficile de le savoir avec certitude. Pour approcher du réel, il faut regarder la biographie de Paul, laquelle n’est pas des plus sûres. Le livre des Actes est ici de peu de secours, car Luc, son auteur, n’est pas, malgré ses dires, un historien fiable : son récit est avant tout destiné à ce que le lecteur « puisse constater la solidité des enseignements reçus » – et non la solidité des faits (Lc 1, 4). On est donc plus proche de l’apologétique que de l’histoire au sens moderne.

Les lettres authentiques de Paul donnent des renseignements biographiques… pas toujours clairs! Paul est né entre 5 et 10 de notre ère. Son parcours se donne à lire dans la lettre aux Galates 1-2. Entre les années 31 et 36, il devient disciple de Jésus – à Damas ? Et part pour l’Arabie avant de revenir à Damas. Trois ans après, il monte à Jérusalem pour rencontrer Képhas-Pierre avec qui il passe quinze jours. Retour en Syrie et en Cilicie. Au bout de quatorze ans, il monte de nouveau à Jérusalem pour discuter de son action missionnaire avec « les personnes les plus considérées » (Pierre, Jacques et Jean). Dans les années de 45 à 58, il fait divers voyages en mission. On peut penser que ce qu’il a lui-même reçu lui a été transmis par les membres de la communauté de Damas, par Pierre et les autres. Dans le milieu palestinien, la mort de Jésus a été très tôt interprétée de façon théologique comme une source de salut : les péchés ne sont plus pardonnés par les rites de Yom Kippour au temple, mais par la mort du crucifié.

« Mort pour nos péchés »

La mort en croix de Jésus a pu apparaître comme un scandale : une mort injuste, qui réduisait à néant l’espoir que suscitaient la parole et les actions de Jésus : « Nous espérions, nous, que c’était lui qui allait délivrer Israël. Mais avec tout cela, voilà le troisième jour depuis que… » (Lc 24) Pour ne pas désespérer, il a bien fallu que les disciples essaient de comprendre et de donner sens à cette vie et à cette mort dégradante. Ce sens, ils l’ont découvert dans l’« événement Pâques » : une soudaine ou lente compréhension que Dieu donnait raison au crucifié. Compréhension reçue en lisant les Écritures, « en commençant par Moïse et en parcourant tous les prophètes » (Lc 24). Cette relecture a permis, par exemple, d’interpréter, puis plus tard d’écrire, le récit de la mort de Jésus en donnant des détails trouvés dans la lecture des Poèmes du Serviteur d’Esaïe et les psaumes. Quelques exemples : « Objet de mépris, abandonné des hommes… il offre sa vie en sacrifice expiatoire… il portait le péché des multitudes (Es 53) ; Ils partagent entre eux mes habits et tirent au sort mon vêtement(Ps 21) ; Dans ma soif, ils m’abreuvaient de vinaigre (Ps 69) ». Il est impossible de distinguer, dans les récits de la Passion, ce qui correspond au réel historique et ce qui n’est qu’emprunt au Premier Testament.

Plus tard, Paul écrira aux Philippiens. Dans sa lettre, il cite un hymne qu’il a reçu de la tradition, inspirée des Chants du Serviteur en Esaïe 42-53 : « Le Christ s’est abaissé, devenant obéissant jusqu’à la mort sur la croix. » Une lecture superficielle de ce passage laisse penser que Jésus est mort dans l’obéissance parce que Dieu l’aurait voulu, comme s’il avait eu besoin que Jésus meure pour ensuite le ressusciter et entraîner avec lui l’humanité. Jésus n’a pas obéi à la volonté divine, à un plan divin de salut préétabli de toute éternité : son obéissance n’a rien à voir avec l’application stricte d’une stratégie de salut voulue par Dieu. Elle est plutôt fidélité à son engagement de vie.

Dans l’ensemble du Nouveau Testament, on trouve une quarantaine d’exemples où il est dit que Jésus est mort « pour nos péchés, pour nous, pour la multitude, en rançon, etc. » Un exemple assez subtil dans l’évangile de Jean : il évoque l’utilisation d’un rameau d’hysope pour donner à boire au crucifié. Qui connaît l’hysope sait qu’il est bien impossible de s’en servir pour tendre une éponge humidifiée au supplicié. Il faut lire, dans l’allusion à cette plante, un renvoi à la description d’un « sacrifice pour le péché » détaillée au livre Nombres 19. L’évangéliste, avec cette allusion à l’hysope, propose une interprétation de la mort de Jésus qui peut être appelée « un sacrifice pour le péché » – en ce sens que sa vie (et sa mort qui en est la conséquence) est don de soi pour que tout homme ou toute femme accède à la liberté et à la dignité d’enfants de Dieu.

« Je fais de toi la lumière des nations »

La façon dont Jésus a vécu et parlé, ses actions en faveur de la libération de tous les opprimés, ses gestes de miséricorde envers les pécheurs, ses paraboles et finalement sa mort : tout cela a manifesté le salut accordé dès l’aujourd’hui par Dieu lui-même : « Je fais de toi la lumière des nations, dit Dieu à son Serviteur, pour que mon salut atteigne aux extrémités de la terre » (Is 49). Ainsi, tous sont purifiés, libérés de toute entrave et de toute lourdeur, de tout le poids du passé : « Moi, je ne te condamne pas. Va, et à partir de maintenant, ne pèche plus » (Jn 8). La vie de Jésus jusqu’à la mort peut être lue comme une révélation : aujourd’hui, le salut est donné, le « Royaume », comme disait Jésus, est déjà là et inauguré par ses actes de libération. Mais j’insiste à nouveau pour dire que la mort de Jésus n’est en rien un sacrifice offert à Dieu (et voulu par lui) pour obtenir le pardon et apaiser une hypothétique colère de Dieu irrité par le péché des hommes.

« Mort parce que…»

Pour Jésus, comme pour tout être humain, la souffrance a été un mal qu’il a craint et la mort une réalité qu’il a tenté de fuir : « Il ne voulait pas circuler en Judée parce que les Juifs cherchaient à le tuer » (Jn 7). Et quand « ils ramassèrent des pierres pour les jeter sur lui, il se cacha et sortit du temple » (Jn 8), et une autre fois « il échappa de leurs mains ». Aurait-il fait le coup de poing ? (Jn 10) Nous sommes loin d’une figure de Jésus allant vers la souffrance et la mort, dans lesquelles Dieu verrait le prix à payer pour que l’humanité obtienne son pardon.

Toute sa vie, depuis son baptême par Jean, Jésus s’est engagé totalement pour ce qu’il nommait le Royaume de Dieu. Non le royaume d’Israël, non le royaume du ciel après la mort. Mais le monde nouveau de Dieu, notre monde, où l’homme est un frère pour l’homme, où chacun trouve sa place sans condition, où chacun voit sa valeur reconnue indépendamment de ses mérites et de ses fautes. Le monde nouveau où l’humain est enfin image et ressemblance de Dieu (Gn 1). C’est pour cela que Jésus s’est levé, qu’il a clamé la Bonne Nouvelle à temps et à contretemps sur les routes, dans les villages de Galilée et de Judée : « Le temps est accompli : le Royaume de Dieu s’est approché. » À tous les aveugles et boiteux, à tous les estropiés et malades, à tous ceux que la vie a cabossés, il a porté la Parole. Pour tous, il a accompli des gestes de fraternité, de pardon et de salut. À chacun et chacune, il a redonné sa fierté et sa dignité d’humain et d’enfant de Dieu. Malgré les oppositions, il a montré le vrai visage de ce Dieu : non le tout-puissant, mais un père nommé Abba, Papa. Voilà pourquoi il est mort : parce qu’il est allé jusqu’au bout de ses convictions et les a mises en actes, et parce que ses paroles et son action bouleversaient le système politico-religieux en place.

Et nous ?

Très tôt, on l’a vu, la mort de Jésus a été comprise comme une mort pour le péché, comme un sacrifice pour obtenir le pardon divin. Cette interprétation culmine dans la lettre aux Hébreux, par exemple en 9, 14 et 28 : « Le sang du Christ qui s’est offert lui-même à Dieu comme une victime sans tache purifiera notre conscience des actions qui conduisent à la mort… Le Christ fut offert une seule fois pour enlever les péchés de la multitude. »

Le concile de Trente (1545-1563) a fortement insisté pour définir l’eucharistie comme renouvellement du sacrifice du Christ offert à son Père pour obtenir le pardon des péchés. Cette théologie de la mort pour perdure et se donne à lire dans le trop fameux Catéchisme de Jean-Paul II. Quelques extraits des numéros 1330-1366 : « La messe est appelée Saint Sacrifice, parce qu’il actualise l’unique sacrifice du Christ Sauveur et qu’il inclut l’offrande de l’Église… L’Eucharistie est aussi un sacrifice. Dans l’Eucharistie le Christ donne ce corps même qu’il a livré pour nous sur la croix, le sang même qu’il a répandu pour une multitude en rémission des péchés… L’Eucharistie est donc un sacrifice parce qu’elle représente (rend présent) le sacrifice de la croix… Le sacrifice du Christ et le sacrifice de l’Eucharistie sont un unique sacrifice : ce sacrifice est vraiment propitiatoire… L’Eucharistie est également le sacrifice de l’Église. L’Église s’unit à son intercession auprès du Père pour tous les hommes. »

Récemment encore, une « réforme » du missel, réalisée sous l’influence du cardinal Sarah en 2021, a accentué cette théologie sacrificielle dans la nouvelle formule utilisée à l’offertoire de la messe : « Priez, frères et sœurs : que mon sacrifice, qui est aussi le vôtre, soit agréable à Dieu le Père tout-puissant. Que le Seigneur reçoive de vos mains ce sacrifice à la louange et à la gloire de son nom, pour notre bien et celui de toute l’Église. »

La question est de savoir si nous sommes contraints par ces interprétations sacrificielles, dans le Nouveau Testament et dans le rituel de la messe, en forme de Christ est mort pour. La réponse est non : il nous faut décoder le texte du Nouveau Testament, pour mettre au jour ce qui relève des conceptions culturelles et religieuses des chrétiens primitifs. Il nous faut ensuite interpréter la mort de Jésus en forme de Christ est mort parce que. Il nous faut sans cesse interpréter le texte biblique pour dire notre foi : devant tout passage de la bible, dire « il est écrit ceci… c’est-à-dire… ». Il faut résister au cléricalisme qui impose des conceptions liturgiques relevant du traditionalisme… Avec Jésus et par lui, nous marchons dans la liberté. Avec lui et par lui, « c’est accompli » : le Souffle, son Souffle, nous est donné, livré. Une vie nouvelle devient possible. Ici et maintenant.

Paul Fleuret

Sources : Golias Hebdo n° 738
https://nsae.fr/2022/10/11/jesus-quel-sens-donner-a-sa-mort/?utm_source=mailpoet&utm_medium=email&utm_campaign=newsletter-nsae_97

Publié dans Réflexions en chemin

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A
Existe-t-il une vie après la mort? C’est bien la question qu’on est obligé de se poser après avoir lu cet article. Ce que Jésus «appelait le Royaume de Dieu» n’est pas «le royaume du ciel après la mort. Mais le monde nouveau de Dieu, notre monde […] Avec [Jésus] et par lui, [...] Une vie nouvelle devient possible. Ici et maintenant.» Vraiment? Si je comprends bien, c’est le millenium pour l’éternité, sans Jugement dernier, avec des générations mortelles qui se renouvelleront comme maintenant, mais toujours dans une société juste: Jésus l’anarchiste pur et dur balayant «le système politico-religieux en place».<br /> <br /> Armand Vulliet
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