Liberté et solidarité
Dans un dossier dont le thème est la Démocratie, il semble nécessaire d’expliquer les raisons d’être d’une réflexion sur le sujet indiqué par le titre ci-dessus. Elles sont multiples :
- Ces deux notions sont–elles complémentaires dans une démocratie ou peut-il y avoir des situations concrètes où il y aurait des difficultés à les concilier complètement ?
- Si la deuxième possibilité se réalisait, quels seraient les arguments qui feraient pencher davantage vers l’un des termes de l’alternative, ou encore comment pourrait-on choisir démocratiquement un point d’équilibre satisfaisant ?
- Enfin le système de la démocratie représentative est-il ou non le meilleur lorsqu’il s’agit de trouver le bon arbitrage si on se place dans le second cas ci-dessus ?
Tout d’abord il s’agit de préciser la sens des deux mots qui forment le titre de ce texte.
La liberté
Pour ce qui est de la liberté, il ne s’agit pas de traiter des questions philosophiques concernant par exemple la distinction entre liberté et libre-arbitre, mais de se limiter à ce qu’on appelle généralement les libertés individuelles en y incluant les libertés d’ordre économique comme la liberté d’entreprise. Une formulation usuelle tirée de l’article 4 de la Déclaration des droits de l’homme du 26 août 1789 est de dire : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Comme c’est à cette Déclaration que fait référence le préambule de notre actuelle Constitution, c’est cette définition que je retiendrai ici.
L’existence de conflits dans l’interprétation de ce principe a conduit les sociétés civilisées à la nécessité d’un arbitrage qui est réalisé par l’État dans le cadre la loi. C’est ce que prévoyait déjà ce même article 4 lorsqu’il disait que s’il y a des bornes à l’exercice d’un des droits, « Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi ». La liberté devient donc la possibilité de faire tout ce qui n’est pas interdit par la loi. Remarquons immédiatement que rien ne nous indique quel doit être le contenu de la loi : les sociétés démocratiques laissent au peuple le droit de choisir par lui-même ou par ses représentants élus une formulation convenant au plus grand nombre.
Le désir de liberté est peut-être le plus cher désir des êtres humains : en témoignent dans l’histoire les révoltes de ceux qui ayant été réduits à l’esclavage préférèrent, tels le fameux gladiateur Spartacus et ses compagnons, prendre le risque de subir le supplice de la crucifixion (qui fut infligé finalement à 6000 d’entre eux) à la poursuite d’une vie de soumission aux moindres désirs de leurs maitres. Lors de la Révolution c’est le mot de Liberté qui sera choisi comme premier mot de la devise de la République. Dans un poème célèbre Paul Éluard écrit son nom en autant de lieux que possible. Aujourd’hui c’est au nom de cette même Liberté que le peuple ukrainien se bat avec courage. C’est pourquoi il n’est pas facile de rencontrer des situations où l’on pourrait juger souhaitable une restriction importante de cette liberté qui nous est si chère.
La solidarité
Pour la solidarité, il ne s’agit pas ici de ce que, faute d’un meilleur terme, j’appellerai « solidarité personnelle » : celle qui pousse, je l’espère, la plupart des êtres humains par l’empathie qu’ils ressentent pour leurs semblables à les aider lorsque ceux-ci sont frappés par un terrible malheur. Je m’intéresserai en fait à la « solidarité institutionnelle », celle qui est organisée par des organismes ou des pouvoirs publics, qu’il s’agisse des divers aspects de la Sécurité sociale et entre autres des politiques de santé publique ou de la solidarité fiscale par laquelle chacun par ses impôts contribue au financement des organes essentiels de l’État qui est censé agir pour le bien commun. On voit bien que déjà, du fait même de son existence, cette solidarité empiète sur une liberté qui se désirerait sans limite puisque c’est la base du contrat social que d’accepter qu’une partie de nos ressources soit prélevée pour permettre la mise en œuvre de services utiles à tous.
Il semble évident que dans le fonctionnement d’une démocratie qui se voudrait idéale, on devrait chercher à la faire fonctionner suivant ces deux principes de liberté et de solidarité. Bien que la Fraternité semble être un objectif encore plus ambitieux qu’une simple solidarité, la devise nationale de la France contient implicitement ce projet. Mais les réalités économiques ou les conditions sanitaires permettent-elles vraiment de pouvoir espérer atteindre ce but, si souhaitable soit-il ?
Une conciliation impossible ?
Pour commencer rappelons qu’il a été toujours admis que l’air sans lequel nous ne pourrions vivre est un bien naturel à la disposition de tous. Or l’air contient parmi ses composants l’oxygène (le « dioxygène » pour les puristes de la nomenclature chimique) indispensable pour permettre les combustions du bois ou plus généralement des biocombustibles mais aussi des combustibles fossiles, charbon, pétrole ou gaz naturel. Cette libre mise à disposition de l’air a conduit par le biais de la libre entreprise à la production massive du dioxyde de carbone responsable majeur de l’effet de serre et du dérèglement climatique qu’il produit. Précisons que ceci n’est en rien une critique du principe de libre entreprise puisque cette pollution industrielle a eu lieu aussi dans les pays (tels l’ex URSS ou la Chine) qui ont essayé un autre fonctionnement de la production industrielle. On voit que même une chose allant de soi (disposer de l’air que nous respirons) peut mener à un questionnement sur sa liberté d’usage.
En ce temps de l’actuelle pandémie de Covid-19 il faut aussi s’interroger sur la liberté de chacun relativement aux traitements médicaux ou aux interventions chirurgicales. Puisqu’en ces matières le « risque zéro » n’existe pas, il parait normal que, face à une proposition de soins ou d’opération que peut faire le médecin ou le chirurgien, ce soit le patient qui, éclairé sur les avantages et les inconvénients possibles, prenne la décision qui le concerne. Cela semble une application évidente de la notion de liberté individuelle et pourtant déjà dans ce cas le choix qui sera fait par le malade peut mener à des dépenses très différentes. Cette prise en considération de l’aspect économique du choix qui est fait ne concerne pas évidemment le praticien dans l’exercice de sa profession mais peut interroger le citoyen en tant que contribuable : en refusant de prendre le risque d’un traitement qui aurait pu le guérir, le malade prend le risque d’aggravation de sa maladie dont le traitement ultérieur peut s’avérer beaucoup plus coûteux (donc empiète sur la liberté de ceux parmi ses concitoyens qui sont désireux de limiter les dépenses de leur contribution sociale).
Mais en est-il de même en cas d’épidémie ? Refuser une vaccination qui, outre le fait qu’elle réduit les risques de complications graves (et le coût que leur traitement représente pour la Société), réduit aussi le risque de contagion sous le prétexte d’un danger potentiel du vaccin, c’est clairement empiéter sur la liberté de ceux qui souhaitent ne pas être contaminés. En effet, même si le vaccin n’est pas totalement efficace, ce risque de contamination sera d’autant moins élevé que l’agent infectieux circulera moins.
Mais à côté de ces exemples relatifs aux maladies, c’est aussi me semble-t-il sur ce qu’on appelle communément les conduites à risque pour lesquelles des questions sur la position à adopter doivent se poser. Il convient d’ailleurs de distinguer les comportements où les risques sont initialement individuels : courses en montagne sans consultation de la météo avec un matériel inadapté, planche à voile par vent de tempête, baignade dans des eaux dangereuses… J’ai précisé « initialement » car ces conduites peuvent produire des risques graves et parfois mortels pour les sauveteurs, qu’ils soient bénévoles ou professionnels, qui porteront secours à ces imprudents.
Outre ces conduites où le risque est l’accident, il faut ajouter celles où le risque est celui de complications de santé à long terme : consommation régulière et excessive de boissons alcoolisées, dépendance du tabac ou d’une forme de toxicomanie, nourriture trop riche en lipides ou en sucre pouvant conduire à l’obésité… Ici il n’y a pas de risque pour des sauveteurs, mais il y a de nouveau un coût qui peut parfois être très élevé et qui est pris en charge par des organismes de sécurité sociale. La question que certains posent alors est : est-il juste que pour financer les soins de ceux qui ont eu de tels comportements les contributions de tous soient les mêmes à revenu égal ou au contraire n’est-il pas souhaitable qu’une partie au moins de ce surcoût soit payé par ceux qui en ont été les responsables ?
Pour manifester la solidarité, le processus démocratique est irremplaçable
Répondre à ces questions ne me semble pas relever d’un raisonnement purement technique mais de la sensibilité de chacun dans laquelle probablement la perception de nos propres faiblesses ou insuffisances jouera un rôle. La solidarité serait alors soutenue par l’indulgence envers les autres. On sait, pour ne citer qu’un exemple historique que sous la Révolution française, celui que ses contemporains surnommaient l’Incorruptible et qui l’était peut-être, Robespierre, était peu porté, c’est le moins qu’on puisse dire, à l’indulgence envers ses contemporains et devait donc se sentir peu solidaire de leurs faiblesses. Aujourd’hui quelqu’un qui aurait une vision de lui-même et d’autrui du même type pencherait peut-être vers moins de solidarité envers ceux et celles qu’il jugerait fautifs à ses yeux.
On voit au contraire un exemple de cette indulgence dans l’épisode de la « femme adultère » raconté dans les Évangiles où à l’invite de Jésus « Que celui qui est sans péché jette la première pierre », tous s’en vont en commençant par les plus vieux qui, en revoyant en pensée leur longue vie, se rendent compte qu’ils n’ont pas toujours été exemplaires.
C’est justement me semble-t-il pour des questions où il ne peut y avoir une réponse technique objective que le processus démocratique est irremplaçable : après une délibération au cours de laquelle chacun(-e) fait valoir ses arguments et éclaire les autres sur des aspects de la question qui n’auraient pas été perçus par tous initialement, on passe à un vote où c’est le choix du plus grand nombre qui emporte la décision. Mais cette délibération et ce vote doivent-ils se faire au sein d’une assemblée de représentants élus ou directement parmi les citoyens et se conclure par un référendum ?
Chacun connait les excès auxquels peut mener la démocratie directe, mais ici il y a une difficulté liée à cette différence de sensibilité, évoquée plus haut, de chacun envers ces problèmes. En effet lorsque les citoyens choisissent ceux qui les représenteront et exerceront à leur place la souveraineté nationale jusqu’aux prochaines élections, c’est généralement en fonction des positions des divers candidats sur les problèmes du moment qu’ils se déterminent. Or qu’il s’agisse de la politique internationale du pays, du fonctionnement des services de police ou de ceux de la justice, des problèmes économiques comme l’emploi, le niveau de vie..., ou encore de problèmes sociétaux (mariage pour tous, PMA, GPA, euthanasie…), ce n’est en pratique jamais sur l’arbitrage entre Liberté et Solidarité que se fait le choix du représentant.
On peut donc craindre un désaccord grave entre ce que préfèrent les citoyens et ce que choisiront leurs représentants. C’est bien semble-t-il ce qui se manifeste parfois aujourd’hui. Mais pour permettre un autre fonctionnement, il faudrait une modification constitutionnelle qui n’est pas à l’ordre du jour. Je ne conclurai donc pas, mais laisserai à chacun de réfléchir à ces questions s’il le souhaite et à préciser sa propre position.
Jean Palesi