Mon Islam, ma liberté : un livre de Kahina Bahloul

Publié le par Garrigues et Sentiers

Mon Islam, ma liberté : un livre de Kahina Bahloul

Il y a quelques années, l’une des toutes premières femmes rabbines libérales de France, Delphine Horvilleur, racontait dans son livre En tenue d’Ève. Féminin, pudeur et judaïsme, son itinéraire qui l’a conduit à accéder au rabbinat, jusqu’alors jalousement réservé aux hommes dans notre pays, et à fonder la première synagogue libérale en France. En 2021, c’est sa consœur musulmane, Kahina Bahloul, première femme imame de France, qui publie le récit de son itinéraire et explique en détail les différentes étapes qui l’ont conduite à professer un Islam libéral, celui des Lumières comme on dit aujourd’hui, et à cofonder en 2019, avec un collègue imam, la mosquée Fatima à Paris (1).

Les précédant de quelque cinquante ans, des pasteures protestantes ont ouvert la voie, jusque-là interdite, d’exercer la fonction de pasteur à part entière dans des communautés réformées et luthériennes, libérales ou non. Toutes témoignent que leur tradition propre qui, avec les siècles, s’était éloignée de leur source première en la coulant dans des dogmes, des organisations machistes, des pratiques liturgiques figées et des prescriptions morales asservissantes, ne peut plus être crédible par des hommes et des femmes de la modernité présente, habitués à l’esprit critique et soucieux d’autonomie personnelle.

Pour ce qui est de l’Islam, l’ouvrage de Kahina Bahloul est précieux à un double titre. Elle montre aux non-musulmans une image positive de sa religion qui va à l’encontre des stéréotypes et des préjugés courants et fondamentalement injustes, et elle encourage ses coreligionnaires, mal à l’aise dans l’Islam rigoriste, à entamer comme elle une démarche de réinterprétation et d’actualisation, pour professer leur foi avec bonheur et dans la liberté.

Le retour aux sources

Elle y évoque ses origines. Elle naît en 1977 en région parisienne, d’un père kabyle et d’une mère française, à la croisée de plusieurs traditions religieuses, musulmane du côté de son père, juive et catholique du côté de sa famille maternelle. Mais elle s’enracine en milieu kabyle à l’âge d’un an avec ses parents, sa mère repartant peu après en France. Elle garde un souvenir ému de son enfance dans une famille aimante qui pratique un Islam populaire, joyeux et accueillant. Elle est fière d’appartenir à une lignée de croyants qui ont exercé des responsabilités dans leur communauté locale. Fière aussi d’avoir comme prénom celui d’une ancienne reine berbère courageuse qui a tenu tête aux envahisseurs arabes au VIIe siècle, et aussi d’avoir comme nom celui d’un illustre personnage du soufisme.

Toutefois, elle est vite consciente que le statut des filles musulmanes n’est pas à égalité avec celui des garçons et elle en souffre. Par ailleurs, elle traverse, adolescente, les années noires de l’Algérie (1991-2002), mise à feu et à sang par les adeptes d’un Islam traditionaliste, le FIS, qui se vengent d’avoir été écartés par les militaires du pouvoir acquis par eux dans les urnes. Menaces et assassinats sont alors le lot des musulmans qui ne se soumettent pas aux oukases des bandes islamistes. Avec sa famille, Kahina vit dans la crainte et ne se permet pas d’afficher une liberté de pensée et d’habillement par rapport aux prescriptions des extrémistes. Pour elle, c’est insupportable.

À vingt-quatre ans, elle s’installe en France afin de poursuivre ses études universitaires commencées en Algérie. Mais le contrecoup de ce qu’elle a vécu au cours des années noires lui fait prendre ses distances avec toute forme de religiosité. Cependant, quelques années plus tard, la mort de son père bien-aimé, qu’elle a accompagné jusqu’au bout, fait remonter en elle sa foi d’enfance simple et confiante. Ce n’est pas assez pour qu’elle renoue avec un Islam formaliste. Une heureuse rencontre la met par hasard en rapport avec la veine soufie de l’Islam, et c’est pour elle une renaissance : elle peut dès lors vivre à l’aise et en toute liberté sa foi musulmane dans sa culture moderne.

Passionnée, elle entame une formation poussée des sources de la tradition musulmane à l’aide des sciences sociales et elle se les réapproprie, en en recueillant la substantifique moelle et en l’actualisant dans sa culture de femme moderne. De là, en lien avec des amis engagés dans la même démarche, elle crée en 2019, avec un collègue imam libéral lui aussi, une mosquée où seraient reçus à égalité des femmes et des hommes soucieux de vivre un Islam progressiste et libérateur. Elle s’investit désormais dans la tâche de faire connaître cet Islam.

Pour une réforme aujourd’hui

Kahina Bahloul y détaille les chantiers de cette réforme. Il s’agit de « réinvestir le champ des sciences humaines » dans l’approche des sources de l’Islam et de sa longue histoire, laquelle a donné lieu à une multitude d’interprétations, les unes (le wahhabisme saoudien et le salafisme des Frères musulmans) s’en tenant à une lecture littérale du Coran et aboutissant à des doctrines figées et à des commandements puritains ; les autres s’efforçant d’encourager une compréhension du Coran à l’aide de la faculté humaine de raisonner et des divers savoirs humains.

Parmi les nombreux penseurs réformistes libéraux récents et actuels, elle rend un hommage particulier à Mohammed Arkoun, d’origine kabyle lui aussi, « le père de l’islamologie appliquée », hélas « méconnu du grand public ». Re-susciter cet Islam libéral dans la modernité actuelle, c’est, pour elle, « renouer avec la libre pensée philosophique et mystique » de l’Islam. Elle en présente à grands traits « une rétrospective historique, mettant en lumière des périodes où la pensée musulmane s’est caractérisée par une audace intellectuelle, une créativité philosophique et un dynamisme exceptionnel ».

Et de citer quelques-uns des grands maîtres comme Avicenne (Xe-XIe siècles), Averroès (XIIe siècle), Ibn Arabi (XIIe-XIIIe siècles). « Leur démarche est reproductible à la nôtre, ajoute-t-elle, où l’Islam vit une vraie crise de la pensée, sclérosée par des mécanismes obsolètes, inadaptés aux défis de la modernité et de l’époque contemporaine. […] Dieu n’a pas parlé une fois pour toutes à une génération morte pour se taire à jamais. Il continue de nous parler et il le fera jusqu’à la fin des temps ; à nous de réactualiser notre regard et notre compréhension des textes sacrés. Il s’agit là d’une fidélité, non à leur lettre, mais à leur esprit. » Parmi les questions qui sont à revoir, Kahina Bahloul consacre deux chapitres à la place de la femme, qui doit être reconnue l’égale en tout de l’homme, et au problème du voile dont l’obligation n’a aucun fondement dans le Coran.

Pour un Islam spirituel

Comme le soufisme, dont elle se réclame, elle accorde une importance primordiale à l’expérience intérieure de chaque individu et privilégie une approche relativement non dogmatique de la religion musulmane. Par ailleurs, en se réclamant de son maître Ibn Arabî, elle est partisane d’un pluralisme religieux, chaque voie singulière ayant sa valeur originale dans l’approche du mystère de Dieu et de l’homme. Le reconnaître pleinement, c’est la condition d’une véritable communion entre les humains, qui, « au-delà du dogme », sont unis « dans une attitude spirituelle universelle ».

Face aux revendications toujours actuelles de certaines religions instituées (comme le catholicisme et l’Islam officiel sunnite et chiite) d’être chacune la voie par excellence, les perspectives de Kahina Bahloul, qui sont aussi celles du protestantisme libéral et du bouddhisme, sont les seules qui puissent permettre à la diversité des humains de vivre pacifiquement les uns avec les autres, dans un débat et une stimulation permanente qui les aident à s’approfondir, à s’affiner spirituellement et à se rejoindre dans un essentiel expérimenté intérieurement, au-delà des différences de mots et de pratiques. Merci infiniment, Kahina Bahloul, d’illustrer par votre livre – je le souhaite de tout cœu  – les propos de l’écrivain chrétien Jean Sulivan : « Si chacun osait dire sa petite vérité de sa propre voix, alors beaucoup entendraient la voix qui sommeille en leur cœur, la même et différente. »

Jacques Musset

(1) Kahina Bahloul, Mon Islam, ma liberté, éd. Albin Michel, 2021, Paris, 18,90 € (en version numérique 12,99€)

Sources : Golias Hebdo n° 702, p. 2 ; https://nsae.fr/2022/01/12/mon-islam-ma-liberte/?utm_source=mailpoet&utm_medium=email&utm_campaign=newsletter-nsae_97

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Cet article est un exemple criant d’une certaine pensée moderne, qui se définit comme libérale je suppose, et qui, à partir d’un cas banal, une croyante (en l’occurrence musulmane) qui avait perdu la foi et qui la retrouve, verse dans tous les poncifs à la mode sur l’islam chez les intellectuels médiatiques d’aujourd’hui ouverts sur la « spiritualité », sans jamais se poser la seule question qui vaille, celle fondamentale du rôle écrasant de l’enfance, qui explique toujours et simplement qu’on revienne à la religion quand on l’a quittée : on subit un choc émotionnel (en général la mort d’un proche aimé, ici le père) et on retrouve « sa foi d’enfance simple et confiante ».<br /> <br /> Sur l’islam, au risque de passer pour un affreux réactionnaire d’extrême droite, je soutiens que les véritables musulmans sont ce qu’on appelle les « islamistes » (les « Véridiques » dans le Coran). Car comme l’écrit Marie-Thérèse Urvoy, « des mots comme laïcité, république, intégration, modernité, etc. n’ont aucune résonance dans la conscience religieuse islamique, car ces notions n’ont pas de statut dans son corpus doctrinal. [...] Dénoncer l’islam politique est un pur déni du texte coranique et des traditions prophétiques. L’islam politique, c’est principalement l’islam des textes. L’expression “islam des Lumières” est une franche usurpation de titre, tant que l’islam dominant n’est pas prêt à expurger du Coran et des Traditions prophétiques tout ce qui lie les musulmans à la violence, aux dénonciations, aux condamnations et aux affirmations les proclamant “héritiers de la terre” qu’ils doivent islamiser en totalité. » (Islam et islamisme. Frères ennemis ou frères siamois ?, p. 137, 144 et 145-146.)<br /> <br /> Un dernier mot sur l’immense majorité des musulmans en France : ils ne connaissent pas le Coran (combien de chrétiens connaissent la Bible ?) et ne veulent surtout pas le connaître. Un ami à moi, musicien jouant du tabla et du hang, entre autres dans des groupes kabyles, a essayé de nombreuses fois Coran en main (dans l’édition bilingue arabe-français d’al-Azhar) de discuter avec des musulmanes. Il s’est toujours vu répondre que ce n’était pas le vrai Coran (puisque traduit) !, mais son Coran !!, et que le leur était différent !!!<br /> <br /> En bref, les croyants tolérants le sont, comme tout un chacun, « de par leur équation personnelle » et la société dans laquelle ils vivent. Dieu n’a rien à voir là-dedans. Kahina Bahloul ne vit pas au Soudan. Et l’« Islam populaire, joyeux et accueillant  » n’est pas fondé sur le Coran, qu’ignorent allègrement les « musulmans » qui le pratiquent.
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