L’Évangile nous libère des fondamentalismes
Dans l’homélie qu’il a prononcé à Madagascar le 8 septembre dernier, le Pape François s’est élevé contre les fondamentalismes familiaux, nationaux ou idéologiques qui minent trop souvent le message évangélique. « La vie nouvelle que le Seigneur nous propose semble inconfortable et se transforme en injustice scandaleuse pour ceux qui croient que l’accès dans le Royaume des Cieux peut seulement se limiter ou se réduire aux liens du sang, à l’appartenance à un groupe déterminé, à un clan ou à une culture particulière. Quand la “parenté” devient la clé décisive et déterminante de tout ce qui est juste et bon, on finit par justifier et jusqu’à “consacrer” certaines pratiques qui aboutissent à la culture du privilège et de l’exclusion (favoritismes, clientélismes et puis corruption). L’exigence du Maître nous amène à élever notre regard et nous dit : quelqu’un qui n’est pas capable de voir l’autre comme un frère, d’être ému par sa vie et par sa situation, au-delà de son origine familiale, culturelle, sociale « ne peut pas être mon disciple » (Luc 14, 26).
Le philosophe et penseur talmudiste Emmanuel Levinas n’a cessé de voir dans cette responsabilité la source de l’identité humaine. Au « Je pense donc je suis » de Descartes, il substitue, « Je suis responsable, donc je suis. » Pour lui, l’identité ne vient pas de l’appartenance à une culture, à une idéologie, à une religion ou à une nation, mais de ce qu’il appelle, reprenant un terme biblique, « l’élection » qu’il définit comme la responsabilité inconditionnelle pour autrui : « Où est mon unicité ? écrit-il. Au moment où je suis responsable de l’autre, je suis unique. Je suis unique en tant qu’irremplaçable, en tant qu’élu pour répondre de lui. Responsabilité vécue comme élection. (...) J’ai appelé cette unicité du moi dans la responsabilité, son élection. Dans une grande mesure, bien entendu, il y a ici le rappel de l’élection dont il est question dans la Bible. C’est pensé comme l’ultime secret de ma subjectivité. Je suis moi, non pas en tant que maître qui embrasse le monde et qui le domine, mais en tant qu’appelé d’une manière incessible, dans l’impossibilité de refuser cette élection » (1).
Dans une époque qui voit renaître des populismes de plus en plus agressifs auxquels succombent hélas certains dignitaires religieux, le message du pape François rappelle : « Le Seigneur veut préparer ses disciples à la fête de l’irruption du Règne de Dieu, en les libérant de cet obstacle dangereux, en définitive, un des pires esclavages : le vivre pour soi-même. C’est la tentation de se replier dans son petit univers qui finit par laisser peu d’espace pour les autres (…) Beaucoup de personnes en se renfermant, peuvent se sentir “apparemment” en sécurité, mais finissent par se transformer en personnes amères, plaintives, sans vie. Ce n’est pas l’option d’une vie digne et pleine, ce n’est pas cela le désir de Dieu pour nous, ce n’est pas la vie dans l’Esprit qui jaillit du cœur du Christ ressuscité. »
S’ouvrir à la relation avec Dieu et avec les autres comporte toujours des risques. Aussi la tentation est-elle grande de coloniser notre avenir en le bétonnant de certitudes, de peur « qu’il ne nous arrive quelque chose ». Combien de désastres personnels ou collectifs ont été causés par cette prétention d’enclore nos histoires personnelles ou celles des peuples dans des systèmes a priori ! Or notre seule chance est qu’il nous arrive des événements, des relations, des émotions, des pensées qui nous surprennent et que nous n’avions pas prévus. C’est le sens du mot Évangile : une bonne nouvelle qui nous transforme et nous met en route, et non une idéologie qui conforte nos acquis et nos installations.
Bernard Ginisty
(1) Emmanuel LEVINAS in Emmanuel Levinas, qui êtes-vous ? Entretiens avec François Poirié. Éditions de la Manufacture, 1987, p. 115-116.