Peuple ou élite ?
Depuis quelque temps la parole est déniée par certains si on n’est pas « du peuple », on voit des intellectuels commencer en expliquant que leur mère était femme de ménage, ou leur père OS, comme si cela valait quitus pour s’exprimer « avec le peuple ». De l’autre côté la parole est considérée comme non légitime si elle ne commence pas par une condamnation des « violences insupportables » et de ces mouvements erratiques porteurs de haine et de tous les maux. Les uns seraient « le peuple », les autres « élites » et ceux qui doivent se soumettre à elles, bon gré, mal gré. Si l’on veut débattre, encore faut-il savoir la place de chacun, avoir un regard sur ce qui se joue.
Peuple versus élite ?
Qu’est-ce que les « élites » ? Il semblerait que ce sont tous ceux qui ont accès à un certain pouvoir, politique, économique, social, intellectuel, d’influence. Ou encore ceux à qui leurs revenus, ou leur fortune, donnent une place privilégiée (habitat, éducation, accès à une certaine culture, etc.). Certaines catégories socio-professionnelles donnent le statut d’élite même si les revenus ne suivent pas toujours : médecins, enseignants, chefs d’entreprise, clergé…Mais cette élite est plus fragile et considérée de haut par la classe dominante.
Mais alors le « peuple » ? Ce seraient donc les gens sans pouvoir, les exécutants, les gens « sans culture » (c’est-à-dire sans la « culture des élites »), sans formation leur permettant de participer sérieusement à des débats de société.
Cette dichotomie semble faire consensus. Mais alors n’y aurait-il pas un peuple de la ville de Neuilly ou du 16ème arrondissement ? Et les gens du peuple ne voient-ils pas émerger des élites parmi eux ? Cette dichotomie « élites » versus « peuple » n’est peut-être pas le fond de la question. Fait un peuple un groupe humain qui se reconnaît dans un certain vécu (ou condition) commun : peuple de France, peuple ouvrier, peuple d’une région (peuple corse, breton ou autre). C’est une notion globale, tout peuple est composé d’individus qui sont des citoyens. Un citoyen est une personne qui est impliquée dans la chose commune. Tous les habitants d’un pays, quels que soient leurs papiers, sont citoyens de ce pays, avec le droit et le devoir de s’impliquer dans la vie des autres concitoyens. Et de tout peuple peuvent émerger des élites.
Deux peuples antagonistes ?
Il semble ainsi, à travers les événements actuels, que la séparation est celle de deux peuples, l’un se considérant supérieur, l’autre abandonné. Ce que l’on appelle ci-dessus les « élites » et leurs associés serait le peuple des personnes installées dans la vie. Qu’ils se disent de droite ou de gauche disparaît derrière un consensus général : la société libérale est le salut, les autres ne sont que des populistes que, au mieux, on ne veut pas voir, des « invisibles ». Tous les médias nationaux semblent s’être donné le mot (les exceptions sont très rares et assez invisibles) qui nous abreuvent de débats quotidiens avec leurs experts, leurs éditorialistes et autres. Il n’est pas besoin d’aller chercher les habituels chantres pourfendeurs du bas monde, les Romain Goupil expliquant l’ignorance et le caractère borné de « ces gens », Pascal Bruckner évoquant la « racaille » ou encore l’inénarrable Luc Ferry qui du haut de sa suffisance – sa qualité la mieux reconnue - proclame (paraît-il sur une radio d’abord, je l’ai entendu sur une télévision et je cite de mémoire) : « qu’ils [les policiers] se servent une bonne fois de leurs armes contre ces espèces de salopards »1. Mais cessons de nommer, ceux-là suffisent. C’est de tous les bords politiques de cette société bien-pensante que les condamnations pleuvent. Nos éditorialistes ne se retiennent pas : ils parlent de « la bêtise qui gagne », des « bas instincts » de cette foule, de « hordes de minus et de pillards » (là c’est un « très grand » éditorialiste passé par le Figaro, le Nouvel Observateur et autres titres, bravo l’artiste), ou encore de « minorité haineuse »2. Et ceux qui se retiennent d’un tel vocabulaire, il y en a quand même, expriment les mêmes sentiments et condamnations, mais de façon plus civilisée.
Nous nous trouvons ainsi dans une société complètement éclatée entre des soi-disant « élites » représentant la population installée dans ce monde libéral et essayant d’en tirer profit, et un « peuple » totalement méprisé, laissé-pour-compte, qui n’a pas accès aux arcanes du pouvoir ni à la compréhension des lois économiques, politiques, sociales qu’on lui impose. Un « peuple » à qui on octroie le RSA, voire le SMIC s’il veut bien servir, pour qu’il se taise...et il a décidé de ne pas se taire ! Comme partout, il reste le marais, ceux qui essayent de s’en sortir dans ce monde installé, mais que la précarité de leur sort inquiète. On y trouve beaucoup de personnes qui, sans avoir de problèmes financiers ne sont pas sûrs de leur avenir, qu’ils soient salariés, artisans, petits patrons. Ceux-là sont donc enclins à renforcer les « élites » dont ils dépendent pour ne pas tomber du côté de ce qu’on appelle le « peuple ». Ils sont inquiets, mais ils savent que, bon an mal an, ils devraient personnellement s’en sortir. Ils ne sont pas du peuple de ceux dont les fins de mois arrivent le 15, craignant pour leur logement, pour leurs enfants, pour l’avenir qu’ils voient totalement bouché. Ils veulent ignorer ce « peuple » condamné, ils regardent vers la lumière, vers les « élites », se lancent dans la concurrence qui leur laisse l’espoir de sortir par le haut tout en sachant qu’il y aura peu d’élus. Ils veulent éviter la contagion, le dernier arrivé ferme la porte derrière lui. Ils ne méprisent pas, ils occultent4. Et le « peuple » ainsi discriminé le ressent aussi comme du mépris qu’il associe au mépris triomphant des « élites ».
Faire débat ?
Que l’on soit Hollande ou Sarkozy ou Chirac (et probablement tous les précédents depuis des lustres) c’est à la marge que la politique changeait, c’était donc sans importance. Elle était au service de cette élite élargie évoquée ci-dessus. Elle s’est installée dans le libéralisme dominant, dans la pensée unique qui ferme toutes les portes aux autres. Et voilà qu’une population, sans préparation et à partir de motifs de peu de poids, se met à récuser tout ce monde installé qui les rejette depuis toujours dans un mépris abyssal pour les uns, dans l’invisibilité pour les autres. Alors on leur donne un débat, ça les occupera, et les clés restent dans les mains des « élites ». Même madame Jouanno, ancienne ministre de Sarkozy mais ayant en charge l’honnêteté des débats, s’en est offusquée dans sa lettre au premier ministre du mois de décembre (bien avant sa démission soi-disant pour une question de salaire). Le gouvernement a pour charge de prendre des décisions, mais quid de la synthèse des débats ? C’est parce qu’il se réservait le mode de compte-rendu, et aussi parce qu’il voulait encadrer le débat et y participer lui-même qu’on ne peut avoir confiance et que Madame Jouanno a démissionné. Quant aux décisions qu’il prendra, leur légitimité sera à l’aune de ses réponses et argumentations face à ce qui remontera (si la synthèse fait remonter…). Son attitude actuelle ne plaide pas dans ce sens. Alors, faut-il débattre ? Oui, sans aucun doute, sans se laisser enfermer dans des contraintes imposées par le pouvoir. On peut ne rien attendre du pouvoir en place mais échanger sur notre société est important. Libérer la parole, parler du quotidien, du réel qui ne se trouve sur aucun plateau de télévision quelle qu’en soit la forme. Cela peut changer la vie. Et cela apprend beaucoup, tant au « peuple » qui n’a pas reçu tous les moyens ou connaissances pour analyser les situations que pour ceux qui débattent avec eux et découvrent des réalités d’ordinaire invisibles.
Quelle légitimité pour débattre ?
Mais alors qui peut parler au nom de ce « peuple », ou du moins participer au débat avec lui (pour parler au nom de, il faut être mandaté) ?
Actuellement bien des Gilets Jaunes récusent en vrac les journalistes, les intellectuels, tout ce qui paraît « bourgeois ». On comprend leur méfiance, on comprend que la couverture des événements par la grande presse les mette en rage. Mais cela semble une pente dangereuse car si effectivement les gens se forment dans l’action, découvrent quantités de réalités qui ne permettent pas de sortir seulement des « il n’y a qu’à »3, le débat avec des économistes, des sociologues ou autres intellectuels, avec des politiques aussi, est nécessaire pour déboucher. Mais un intellectuel est-il légitime parce que sa mère était femme de ménage ? Ou même parce qu’il a un temps travaillé comme ouvrier ? Ces « penseurs » qui commencent par faire amende honorable en exhibant non leurs quartiers de noblesse, mais de roture ou de plèbe, perdent par là-même le droit à la confiance. Nos « élites » évoquées plus haut sont souvent aussi issues de ce « peuple » qu’elles méprisent. La question n’est pas d’où je viens, mais où je vais, par quels chemins et avec qui. Pour cela il faut apprendre à connaître ce qui fait la vie de ce « peuple d’en bas » comme disait un premier ministre qui ne se rendait même pas compte du mépris caché dans ce terme. On peut connaître par l’étude, c’est le travail des sociologues, travail de terrain et pas seulement de bibliothèque. En 68 certains sont allés vivre totalement cette vie des ouvriers, à voir le résultat ce n’est peut-être pas une voie royale. Simone Veil, la philosophe, l’avait déjà fait pendant la guerre, ce n’est pas nouveau, ce ne peut être que des exceptions. Pour connaître, il faut d’abord de l’empathie (la sympathie n’est pas interdite! Pas nécessaire non plus), donc ouvrir les yeux et les oreilles, puis étudier les réalités, rencontrer les gens, débattre avec eux. Cela permet de légitimer une parole. Trois mots résument cette exigence : écoute, échange, réflexion. Ce n’est pas nouveau, mais il ne faut pas l’oublier. Ceux qui veulent bien se donner ce mal pourront utilement travailler avec le dit- « peuple » pour participer à son émancipation, et de façon plus globale pour construire une autre société qui reconnaisse les antagonismes (contrairement à cet espoir qu’il n’y ait plus ni droite ni gauche dans un consensus qui nécessairement exclue les « bouches inutiles ») mais fournisse à chacun une place et n’enferme personne dans sa condition.
Marc Durand
1er février 2019
1- Un « Gilet Jaune » a été condamné à de la prison pour avoir brûlé en effigie la tête du Président, on peut s’étonner que cet appel au meurtre devant des millions de téléspectateurs n’ait suscité aucune réprobation de la part de la Presse, ni évidemment du Ministère de la Justice.
2 – A propos de cette « haine » tellement citée pour la condamner, elle a une part de vérité. Ces élites n’ont pas besoin d’éprouver ce sentiment car ils méprisent. Pour haïr, il faut un minimum de considération pour l’objet de la haine, ils ne le peuvent donc pas.
3 – On est loin des premières exigences de novembre, à force débattre entre eux les Gilets jaunes ont appris à se connaître, à comprendre les réalités vécues par d’autres, en comprendre les moteurs. Ils montrent par là une véritable intelligence politique, sociale, ce qui n’empêche pas qu’il leur faudra encore beaucoup travailler – avec qui ? - pour pouvoir débattre sur le fond avec le reste de la société.
4 – Bien évidemment ces distinctions entre les uns et les autres sont là pour éclaircir, mais elles occultent tout un pan de la réalité. Il existe des « élites » ouvertes, bien des gens du « marais » refusent l’occultation du « peuple » et au contraire sont attentifs à ce qui se passe et voudraient changer une société de discrimination. Heureusement. Sans une confiance, sans naïveté, dans les humains, toute cette réflexion et toute action serait inutile. C’est parce que nous croyons en l’homme et la possibilité d’un dépassement des égoïsmes et des rejets que nous pouvons nous mettre en chemin.