Pas d’alternative à la politique de réformes ? J’ai l’impression de rêver tout debout !
En réponse à l'article de Robert Kaufmann Il n’y a pas d’alternative à la politique de réforme
De même que René Guyon s’était posé la question de savoir si le Nouveau Testament n’était pas qu’un copié-collé de l’Ancien, je me demande si votre texte n’est pas qu’un copié-collé du programme macronien. On peut le résumer ainsi : circulez ! y a rien à voir ! et : l’adaptation ou la mort (marche ou crève : “c'est à nous de nous adapter à ce monde en rapide évolution”, monde que vous définissez vous-même comme celui de “la surproduction dans un marché ouvert et d’une concurrence féroce”). Tous les poncifs débités par les hommes politiques y sont : la faillite des “idéologies [1] utopiques et fumeuses des XVIII-XIXe siècles” et des régimes “communistes”, l’incompétence du peuple, pour ne pas dire de la populace (des “braillards” : pourquoi pas la racaille ?), la compétence et la bienveillance des experts qui ne veulent que notre bonheur (“Demander au peuple d'arbitrer sur des dispositions économiques sur lesquelles les plus grands experts économiques débattent en fonction du bien commun n'a pas de sens”) [2] et la mondialisation heureuse (elle “nous a obligés à partager les richesses avec les plus pauvres”).
J’ai l’impression de rêver tout debout. Tout est manifestement pour le mieux dans le meilleur des mondes. En fait, il y a d’un côté des hommes dévoués au bien commun et qui sont les seuls compétents et intègres (les politiques et les experts) et de l’autre une multitude ignare qui ne sait pas de quoi elle parle et qui en plus joue souvent la comédie de la pauvreté (pourquoi comparer la condition des gilets jaunes avec celle des Malgaches ? pour trouver plus pauvre que soi, il suffit de faire cent mètres dans la rue ; mais peut-être que nos clochards ne connaissent pas leur bonheur, ils vivent dans un pays « riche » et devraient comparer leur condition avec celle des pays les plus pauvres, de même que les Noirs américains devraient comparer la leur avec celle des Soudanais ?).
Si des pays entiers vivent dans la misère et si, dans les pays dits “riches”, des révoltes éclatent un peu partout car le malaise est généralisé, l’idéologie néolibérale n’y est pour rien et les hommes politiques sont peut-être maladroits, peut-être trop mous dans leurs réformes, communiquent peut-être mal et manquent de pédagogie, mais ils sont pleins de bonne volonté et il faut leur donner du temps et les laisser faire. Là nous sommes dans le réel (au XXIe siècle) et pas dans l’utopie (aux XVIIIe-XIXe siècles) et ses effets (les régimes “communistes” du XXe siècle). Le capitalisme et l’idéologie qui va avec, eux, n’ont aucun effet. Si le monde va vers sa destruction, c’est d’abord et avant tout à cause de la plèbe ignare qui ne sait pas où elle a mal et qui fait tout simplement un caca nerveux comme d’habitude au lieu de laisser ses bons maîtres s’occuper de tout. Ce “monde en rapide évolution” du XXIe siècle auquel nous devons nous adapter coûte que coûte s’est créé tout seul, “naturellement”.
S’y opposer, c’est s’opposer au réel (le capitalisme, qui ne relève pas d’une idéologie et ne produit rien), sombrer dans l’utopie (le “communisme”, ou l’idéologie incarnée) et insulter les braves bergers au pouvoir qui à l’évidence distribuent les richesses. Et de même que de faux pauvres devraient comparer leur condition à l’existence des miséreux, il existe de faux riches qui ne gagnent que quelques dizaines de milliers d’euros par mois, qu’on attaque injustement et qu’on devrait mettre en parallèle avec les vrais riches (un Ronaldo par exemple, qui gagne plus que ça en un seul jour). D’ailleurs, pourquoi critiquer les vrais riches ? Ne partagent-ils pas leurs richesses en faisant des dons conformément à la doctrine sociale de l’Église et à son principe de subsidiarité adopté par l’Union européenne ? [3] Et les bons patrons n’existent-ils pas ? les cadres et dirigeants du MCC ne partagent-ils pas l’Évangile pour contribuer à l’avènement d’une société plus juste ?
J’ai été ouvrier trois ans. J’ai créé une section syndicale dans une usine qui n’avait même pas fait grève en mai 68 (les ouvriers travaillaient toutes portes closes). Représentant syndical au comité d’entreprise (je n’y ai participé qu’une fois), la seule chose que j’ai demandée (et obtenue), c’est que les deux ouvriers qui gagnaient moins que moi (ils étaient OS 2) passent à la catégorie supérieure (OS 3, comme moi). Pendant ma vie active, j’ai toujours considéré comme règle d’or, sur mon lieu de travail, que personne ne devait gagner moins que moi.
Facteur par la suite, je suis resté simple facteur jusqu’à ma retraite. J’ai toujours refusé de “monter en grade” par principe : le refus de parvenir (ce précepte “utopique” qui était le mot d’ordre de la CGT à l’origine). Je suis passé en conseil de discipline une fois et j’ai écopé d’une peine de suspension d’un an. Je me souviendrai toujours de ce jour-là. Je suis sorti du conseil de discipline dans un état de sérénité tel que je n’en ai jamais connu. J’avais en tout et pour tout devant moi tout juste de quoi tenir un mois et je ne savais pas comment j’allais subsister pendant un an, mais je n’y pensais pas : j’avais fait ce qu’il fallait. Le Détap (directeur d’établissement principal) du bureau de poste où je travaillais, celui qui provoqua mon passage en conseil de discipline, était un chrétien “social” et pratiquant. C’était un “bon dirigeant”, auquel les syndicats ont rendu hommage lors de son pot de départ à sa mutation (c’est-à-dire, comme d’habitude, après une restructuration réussie avec suppression d’emplois).
Lors de mon premier travail (j’étais pion), je me suis retrouvé par la force des choses commissaire paritaire des MI-SE (maîtres d’internat-surveillants d’externat). Je n’oublierai non plus jamais cette expérience : je sortais de chaque séance de commission paritaire avec l’envie de vomir. La parité, je crois savoir ce que ça veut dire dans la bouche des pouvoirs.
Si je dis tout cela, c’est parce que, fils d’ouvrière et petit-fils de couturière, je me considère comme un prolétaire et que je n’accepterai jamais qu’on écrive que les gens d’en bas ne comprennent rien aux tenants et aboutissants de leur société et au fonctionnement des institutions. J’estime en savoir, ou ne pas savoir, autant que n’importe qui sur le sujet (la moindre phrase de Macron montre une ignorance abyssale de la condition des gens du commun et pue le mépris de classe). Si je ne sais pas, je peux apprendre. Le politique ne relève d’aucune compétence particulière. Le prétendre relève d’une idéologie (et on sait laquelle). Les citoyens le sont tous, ou aucun n’existe.
Ce qui se passe avec les gilets jaunes et qui est capital, c’est que les gens sortent de chez eux, se rencontrent et se parlent (comme en mai 68), comme le rappelle Étienne Chouard, qui répond aussi à l’argument que la masse ne s’intéresse pas aux détails du fonctionnement d’une société comme les hommes politiques et les économistes en posant la question du pourquoi. [4] En 2005, lors du référendum sur la Constitution européenne, les “gens d’en bas” qui ont voté “non” à la consternation générale des politiques et de la majorité des médias avaient épluché la question dans le détail et voté en toute connaissance de cause. Trois ans plus tard, les parlementaires se sont royalement assis sur cette volonté populaire dont ils sont paraît-il l’émanation, comme ils l’avaient fait auparavant, quasiment tout de suite, après l’abandon du plan Juppé de réforme de la Sécurité sociale, lui aussi rejeté par la majorité de la population à la consternation générale des médias et des intellectuels qui l’avaient concocté : le gouvernement a mis en place l’autorisation de la réforme de la Sécurité sociale par ordonnances. Le peuple n’est souverain que lorsqu’il est aux ordres.
Vous posez à juste titre la question : “ʻpourquoiʼ depuis près de 40 ans, Gauche, Droite, Centre, à tour de rôle au pouvoir, avec des sensibilités différentes, ont mené la même politique de réformes afin d'adapter le pays au monde en mutation ?” Oui, pourquoi ? La réponse que vous donnez n’est peut-être pas parole d’Évangile. On peut en donner une tout autre : parce que ce “monde en mutation”, c’est le leur, celui qu’ils ont créé, ou ont laissé se mettre en place, et sans lequel ils n’existeraient plus. Eux, ils n’ont pas besoin de s’y “adapter”. Ils baignent dedans comme la sardine dans l’huile. Il y a plus de cinquante ans, en dénonçant L’illusion politique (Robert Laffont, 1965), Jacques Ellul avait sans doute lui aussi oublié de se poser votre question.
Enfin, un commentaire sur un des poncifs que vous citez : “Les faits sont têtus”. Ce truisme, typique d’un homme politique (un gueux serait incapable d’y penser tout seul), comme d’habitude ne signifie rien énoncé par un homme politique : de quels faits s’agit-il ? Et contrairement à ce que semble impliquer pour vous cette évidence on peut en tirer des conclusions différentes. Il paraît que les bons arbres ne donnent pas de mauvais fruits.
Je ne me fais aucune illusion sur la possibilité d’un changement radical qui enrayerait le désastre en cours. Mais je suis absolument sûr d’une chose : votre “solution” ne fera que le précipiter. Chantal Jouanno elle-même a dénoncé sur LCI le 25/01/2019 le “grand débat national” comme une imposture, n’y voyant qu’une opération de communication et une consultation où les jeux sont joués d’avance puisque seul le gouvernement choisit les questions.
Armand Vulliet
[1] Benoît XVI aux jeunes catholiques des JMJC durant la veillée du samedi 20 août 2005 : “Ce ne sont pas les idéologies qui sauvent le monde. […] C’est seulement de Dieu que vient la véritable révolution, le changement décisif du monde.”
[2] Il est bien connu que les économistes sont tous du même avis sur les solutions à apporter aux problèmes sociaux à la différence de tout un chacun. Et pourquoi le théoricien de l’économie distributive Jacques Duboin, qui était un homme politique au départ, et un économiste reconnu, en est-il arrivé à renoncer à son poste de député et à abandonner le terrain politique ? Utopiste incurable ? incompétent notoire ?
[3] Et pour cause : ce principe ne connaît pas l’antagonisme de classes, mais uniquement des “partenaires sociaux”, formule corporatiste et non pas démocratique magistralement appliquée par Pétain (entre autres) avec le statut des syndicats, qui est celui d’aujourd’hui. Encyclique Centesimus Annus de Jean-Paul II (1991) commémorant le centenaire de Rerum Novarum : certes, sous le libéralisme, “pour les pauvres, s’est ajoutée à la pénurie de biens matériels celle du savoir et des connaissances qui les empêche de sortir de leur état d’humiliante subordination” (IV, 33), mais “Il convient de respecter également le principe de subsidiarité” (V, 48) et “il semble que, à l’intérieur de chaque pays, comme dans les rapports internationaux, le marché libre soit l’instrument le plus approprié pour répartir les ressources et répondre efficacement aux besoins” (IV, 34), aussi “L’Église reconnaît le rôle pertinent du profit comme indicateur du bon fonctionnement de l’entreprise” (IV, 35).
[4] https://www.agoravox.tv/tribune-libre/article/macron-est-un-gredin-un-voleur-un-79913 Il rappelle aussi une distinction essentielle qu’on ne fait jamais : le peuple élit un président et des députés, mais il ne vote pas. Une fois élus, c’est le gouvernement qui vote les lois, que les électeurs n’ont qu’à accepter telles quelles sans avoir leur mot à dire.