La fraternité dans la vie religieuse
Dernière de la fameuse triade « Liberté, Égalité, Fraternité », la Fraternité a été quelque peu laissée dans l'ombre. On en parle beaucoup moins que des deux premières. Sa mise en œuvre s'éloigne toujours vers des horizons utopiques.
Il y a pourtant eu et il y a aujourd'hui des groupes d'hommes et de femmes qui prennent au sérieux le programme qu'énonce le mot et s'efforcent d'en introduire quelque chose dans le concret des situations humaines. Je veux parler de ceux qu'il est convenu d'appeler les religieux et qui sont simplement des chrétiens décidés à vivre les exigences évangéliques proposées à tous.
Avant d'en présenter quelques exemples historiques et leur continuation aujourd'hui, il ne sera pas inutile de s'arrêter aux mots frère/fraternité souvent compris et utilisés de manière vague et imprécise.
Frère et fraternité : une longue histoire
Fraternité est un mot abstrait, renvoyant à une idée générale aux multiples significations. Mais il a pour origine une réalité très concrète, charnelle même, qui porte, elle, le nom de frère (frater). Ce terme commun à presque toutes les langues de la branche indo-européenne, et auquel correspond le féminin sœur (soror), désigne d'abord une parenté de sang. Est mon frère celui qui est né, comme moi, de la même mère ou du même père ou des deux. Nous sommes donc liés « par le sang », une origine commune, un milieu familial identique, une même éducation, une égalité fondamentale, une familiarité qui implique la tendresse. Cela nous situe dans un rapport semblable vis-à-vis de nos géniteurs : père, mère.
Si le groupe formé par les parents et les enfants est appelé famille, celui qui lie frères et sœurs reçoit le nom de fratrie ou fraternité. Le premier sens du mot fraternité n'est donc pas d'ordre éthique ou psychologique. C'est une désignation, celle d'un groupe social constitué de frères et de sœurs au sens strict – ayant les mêmes parents – ou des membres qui y ont été agrégés par l'autorité paternelle. La signification morale du mot : comportement fondé sur la communauté d'origine, de ressemblance, d'intérêts communs, et simplement, sur l'amitié et l'affection, en découle. Elle est une conséquence normale, bien qu'idéale, du type de relations qui devraient régir les rapports interpersonnels à l'intérieur du groupe fraternel.
La fraternité selon ces deux sens : un groupe et les relations qui s'y pratiquent, est une réalité humaine universelle. Toutes les civilisations, particulièrement les trois – hébraïque, grecque, romaine – qui sont à l'origine de la nôtre la connaissent. Le mot frère ou sœur qui désigne le parent le plus proche, lié à moi par une sorte d'alliance de sang, parce que né d'une même mère et d'un même père, conserve toujours un sens positif signifiant la proximité, l'égalité, l'amitié. L'étendre à quelqu'un qui ne fait pas partie du cercle proprement dit de la fratrie est un acte de bienveillance et d'accueil. La fraternité s'élargit alors, comme aussi le type de rapports humains qu'elle appelle. En ce sens-là, elle est une valeur positive, un idéal visant à instaurer des relations où l'homme ne soit plus pour l'homme un étranger, « un loup », mais un familier comme peut l'être un frère qu'on chérit.
La fraternité dans la Bible
Laissant de côté le monde grec et latin, où pourtant les exemples ne manquent pas, venons-en au monde biblique qui a formé et profondément imprégné les réalités et les concepts de la civilisation occidentale. Le mot frère et même le mot fraternité – bien que plus rare – se lisent à toutes les pages de la Bible.
Les histoires de frères de sang : Caïn et Abel, Ismaël et Isaac, Esaü et Jacob, la fratrie des douze fils de Jacob, la smala fraternelle des fils et filles de Job, y sont présentées dans leur vérité humaine. Vérité contrastée, faite de solidarité mais aussi de conflits et de ruptures. Très vite le mot frère, avec ce qu'il comporte de familiarité, d'égalité, de prise en charge, est étendu aux membres du peuple de Dieu. Témoin ce texte du Deutéronome : « Se trouve-t-il chez toi un pauvre, d'entre tes frères [...] Tu n'endurciras pas ton cœur ni ne fermeras ta main à ton frère pauvre... » (Dt 15,7). Israël a conscience qu'en raison de l'Alliance, du choix fait par Dieu à son égard, une sorte de réseau fraternel s'est créé, plus fort que les liens du sang. Cela exige un autre regard sur le prochain, vu non plus comme un étranger, mais comme un frère. Invitant à l'action de grâces « toute la race de Jacob » et au-delà, tous ceux « qui craignent le Seigneur », le psalmiste s'écrie : « En pleine assemblée, je te louerai ; j'annoncerai ton nom à mes frères » (Ps 21,23). Ainsi, dans le Premier Testament et dans toute la tradition juive tout coreligionnaire porte le nom de frère.
Cet usage – question de vocabulaire sans doute, mais comportant toute une vision théorique et pratique de la fraternité – a été repris par la communauté chrétienne. Dans l'enseignement de Jésus on trouve des paroles fortes et neuves sur ce point. Jésus déclare que dans la communauté de ses disciples tous sont frères, donc familiers et égaux, aucun n'étant ni maître, ni « directeur », ni Père : titres qui appartiennent à Dieu seul et à son Messie-Christ (Mt 23,8-10). La fraternité selon Jésus n'est pas fondée uniquement sur l'appartenance à un peuple ou une religion, fût-elle chrétienne ; elle s'enracine dans le mystère du Fils de Dieu lui-même. Greffés sur Lui par la foi et le baptême, les croyants participent à sa filiation, deviennent comme Lui fils du Père et, de ce fait, ses frères au sens le plus étroit du mot.« C'est pourquoi il ne rougit pas de les nommer frères » (He 2,11). Désormais, ils ne sont plus des serviteurs mais des amis (Jn 15,15).
Aussi la première communauté de Jérusalem ne donne-t-elle pas aux nouveaux croyants d'autre nom que « frères » : « Pierre se leva au milieu des frères [...] et il dit : ' Frères '... » (Ac 1,15-16). Les Actes des Apôtres ainsi que toutes les lettres apostoliques utilisent cette expression comme un nom propre des chrétiens. « Les frères de la gentilité » (Ac 15,23) ; « Visiter les frères » (Ac 15,36) ; « Les frères lui rendaient un bon témoignage » (Ac 16,2) ; « Ils revirent les frères » (Ac 16,40). Voilà quelques exemples de cet usage qui va continuer jusqu'à l'époque des Pères et au-delà.
En effet, aux premiers siècles de l'Église, ce mot frère exprimait simplement l'appartenance à la communauté des croyants chrétiens. Chrétiens catholiques, quand on s'adressait à eux, on leur donnait ce seul titre de dignité, qui était aussi un programme : frères ! Les homélies des Pères n'utilisent pas d'autres expressions et, du moins dans la prédication de l'Église, même une fois oubliées l'origine et la densité de ce mot, on a continué, jusqu'à nos jours, à l'employer.
Frères et fraternité dans la vie religieuse
Devenu phénomène de masse au IVe siècle, le christianisme a perdu de sa familiarité, de son caractère communautaire chaleureux que les mots frères et fraternité exprimaient et exigeaient en même temps. Cette époque de massification et d'installation est aussi celle où naissent, à la fois en marge et au-dedans de la grande Église, les « communautés nouvelles », et cela sous les formes les plus diverses. C'est le phénomène du monachisme. Ces groupes ne prétendaient pas créer quelque chose de nouveau, différent de la vie chrétienne ordinaire ; ils voulaient simplement conserver la radicalité évangélique qui, à leurs yeux, n'était plus honorée dans l'ensemble de l'Église. Ils en ont maintenu, en effet, les valeurs de prière permanente, de fréquentation de l'Écriture, d'austérité de vie, ainsi que l'insistance sur une communauté d'amour mutuel et de partage matériel. Dans ce domaine de la vie commune ont été conservés les mots qui l'exprimaient, notamment celui de frère, ainsi que d'autres, tels : communion (Koïnonia), fraternité, rassemblement. Si, peu à peu, les chrétiens ont cessé de se nommer – et parfois d'être... – entre eux, frères, les moines ont continué à s'appeler ainsi, non pas en innovant, mais en conservant l'usage traditionnel. Ce n'était pas seulement une question de vocabulaire, mais l'expression en premier lieu du déslr « d'habiter en frères tous ensemble », comme les y invitait le psaume 132. Même si le terme moine y apparaît, le nom qui, dans les règles anciennes, désigne le plus souvent les membres d'une comrnunauté est celui de frater, frère.
Les « frères » mineurs
Pour ne pas en rester aux généralités, prenons un exemple concret : l'apparition au Xllle siècle des frères prêcheurs et des frères mineurs. Si, au cours des siècles, les moines, quand ils signaient leur nom, le faisaient toujours précéder du mot frère, les Prêcheurs et les Mineurs sont les premiers à s'appeler officiellement ordre des frères. Ainsi les Frères Mineurs, fondés par François d'Assise sont-ils ainsi présentés officiellement par la Règle : « Que nul ne soit appelé prieur, mais que tous soient d'une manière générale appelés frères mineurs. Et qu'ils se lavent les pieds l'un à l'autre » (1 Règ 6,3-4). François est d'ailleurs l'un des rares – sinon l'unique –législateur à citer dans sa Règle la parole du Christ : « Vous êtes tous frères, n'appelez père personne sur terre ». Dans ses écrits, pourtant peu nombreux, le mot frère figure parmi les plus employés (306 fois), après celui de Seigneur (410 fois). Il est le premier législateur à désigner son groupe religieux par le terme rare de fraternitas (10 fois). Comme si ceux d'ordre ou de religion, utilisés à son époque, n'arrivaient pas à dire ce qui devait, d'après lui, caractériser la communauté rassemblée par l'Évangile. Au temps de François, le mot fraternitas désignait des groupes surtout laïcs sans statut canonique bien défini, qui s'entraidaient et se rassemblaient plus par convivialité que par nécessité. Tout en acceptant d'entrer peu à peu dans les cadres canoniques d'un « ordre » religieux, François a voulu maintenir pour son groupe le nom générique fraternité, comme pour rappeler ce qui devait être au cœur de la vie de sa communauté : la relation fraternelle authentique.
Pour François, fraternité, au sens d'attitude, de comportement vis-à-vis de l'autre, signifie en premier lieu une égalité fondamentale, excluant entre les frères tout pouvoir de domination. Égalité poussant chacun, surtout « le plus grand », à se faire ministre et serviteur de tous. Être frère consiste à « se servir volontiers, par amour de l'Esprit, à s'obéir mutuellement ». Amour qui ne se contente pas des sentiments et des déclarations verbales, mais se manifeste dans le quotidien des gestes concrets. Au thème de la fraternité, François joint une note maternelle : « Que chacun chérisse et nourrisse son frère comme une mère chérit et nourrit son fils, dans tout ce dont Dieu lui fera grâce. »
Mais la fraternité n'a rien d'idyllique : elle comporte ses négativités, ses lourdeurs, ses conflits et ses blessures. Les textes de François n'occultent pas ces côtés sombres de la vie fraternelle ; ils les nomment et indiquent les moyens de les gérer. Ne pas juger, ne pas condamner, pardonner et, surtout, s'efforcer d'aimer ceux que nous ressentons comme « ennemis ». La Lettre à un ministre a sur ce point des lignes bouleversantes : « Aime ceux qui seraient pour toi un empêchement, des frères ou d'autres, même s'ils te rouaient de coups [...] Aime-les en cela et ne veuille pas qu'ils soient meilleurs chrétiens [...] Qu'il n'y ait au monde aucun frère qui ait péché autant qu'il aura pu pécher, qui ne s'en aille jamais sans ta miséricorde, s'il demande miséricorde. Et s'il ne demandait pas miséricorde, toi demande-lui s'il veut miséricorde. Et si après cela, il péchait mille fois devant tes yeux, aime-le plus que moi... »
Fraternité universelle
Cet accueil inconditionnel de l'autre, quel qu'il soit, ne se limite pas au cercle fermé des frères que rassemble un même appel évangélique ; il s'étend à tous les hommes. Être frères dans les relations exclut le prosélytisme, la polémique, les jugements hâtifs. Au contraire, il faut se montrer «doux, pacifiques, sans prétention, bienveillants, humbles, abordant chacun avec courtoisie », sachant que selon l'Évangile, nous ne sommes que des serviteurs (Le 17,10). D'un tel accueil, nul ne doit être exclu : « Quiconque viendra à eux, ami ou adversaire, voleur ou brigand, qu'il soit reçu avec bienveillance » (1 Règ 7,14).
Voilà ce qu'était, pour François, l'utopie de la fraternité. Imprégné par l'Évangile du Christ, il a compris qu'avec l'amour de Dieu, l'amour du prochain – du frère – était au centre du projet chrétien. Dans une déclaration testamentaire (Testament de Sienne) où il fait « connaître brièvement sa volonté en trois mots », c'est l'amour fraternel qui tient la première place, avant la pauvreté et la communion avec l'Église. Aussi la tradition franciscaine, longue de huit siècles, considère-t-elle, même si la réalité n'y correspond pas toujours, que la fraternité vécue de la sorte, entre les frères et à l'égard de tout homme – voire de toutes créatures appelées, elles aussi, frères et sœurs – est au cœur de sa vocation et de sa mission.
Il serait évidemment prétentieux et malvenu de soutenir qu'elle est la seule tradition, parmi les divers groupes religieux dans l'Église, à mettre ainsi en évidence les valeurs de la.vie fraternelle. Dès qu'existe une vie communautaire – et la première communauté ou fraternité, c'est l'Église – les mêmes réalités, les mêmes exigences et les mêmes difficultés se présentent. On ne peut jamais faire l'économie de l'unique commandement qui, comme le rappelle Jean, consiste « à croire au nom du Fils de Dieu Jésus-Christ » et « nous aimer les uns les autres » (1 Jn 3,23).
Il est vrai que les mots frères, fraternité et leur contenu doivent beaucoup à François et à son projet. Il ne faut pas oublier cependant – sans parler de ce qui a été et continue à être vécu dans toutes les communautés religieuses – que la remise en valeur de ce vocabulaire dans la seconde moitié du XXe siècle, est largement due aux Fraternités et aux Petits Frères et Sœurs de Jésus, à la suite de Charles de Foucauld. Ils sont les premiers à donner à leurs communautés et à leurs résidences le nom de Fraternités, et à populariser ainsi qu'à étendre l'appellation frères, jusque-là réservée à certaines congrégations de frères enseignants. Les Franciscains – et d'autres – suivirent. Il suffit de feuilleter l'annuaire de la famille franciscaine en Europe francophone : la plupart des résidences portent le nom de « Fraternités ». Quel programme !
Thaddée Matura
Cet article a été publié dans la revue Garrigues, n° 64, oct-déc 1998, « Irrempaçable fraternité », p. 17-20.