La lutte contre les inégalités est aussi un combat spirituel

Publié le par Garrigues et Sentiers

Dans une chronique intitulée De l’inégalité en France publiée dans le quotidien Le Monde, Thomas Piketty, professeur à l’école d’économie de Paris, dénonce « une légende tenace » selon laquelle « la France serait un pays profondément égalitaire, qui aurait échappé, comme par miracle, à l’explosion des inégalités observée partout ailleurs ». Si celle-ci est moins massive qu’aux États-Unis d’Amérique, Thomas Piketty rappelle qu’en France, entre 1983 et 2015, le revenu moyen des 1% les plus aisés a progressé de 100%, et celui des 0,1% des plus aisés de 150 % contre à peine 25% pour le reste de la population. À ses yeux, la rupture avec ce qu’on a appelé les trente glorieuses est frappante : « Entre 1950 et 1983, les revenus progressaient de 4% par an pour l’immense majorité de la population, et ce sont au contraire les plus hauts revenus qui devaient se contenter d’une croissance d’à peine 1% par an ». En cette période de campagne pour les élections présidentielles, on ne peut qu’insister sur la conclusion de cette chronique : « Il est urgent d’en finir avec le déni inégalitaire français »1.

Il ne s’agit pas là d’une question purement politique, elle atteint la dimension spirituelle de l’homme. C’est ce qu’affirme la théologienne Lytta Basset dans son dernier ouvrage où elle s’exprime longuement sur sa quête spirituelle : « Ma surprise a été de constater que l’écrasante majorité des passages bibliques mentionnant chercher Dieu sont liés à la quête de la justice ». Pour elle, ce propos du prophète Isaïe : « Vous avez beau multiplier les prières, Je n’écoute pas : vos mains sont pleines de sang (…) apprenez à bien agir, à rechercher la justice »2, évoque un Dieu « qui a en horreur les bondieuseries censées dispenser de la pratique de la justice ». Face à tous ceux qui se désolent de la baisse de la « pratique » dans les Églises, Lytta Basset s’insurge : « Les enquêtes sociologiques sur l’état de santé du christianisme m’agacent. C’est pour moi une distorsion du message biblique que d’appeler pratiquants exclusivement les personnes qui fréquentent les Églises : le Vivant, lui, valorise par-dessus tout les pratiquants de la justice »3.
Comment ne pas évoquer ici ce magnifique texte d’Emmanuel Levinas : « La connaissance de Dieu consiste selon le verset 16 du chapitre 22 de Jérémie à faire droit au pauvre et au malheureux. Le Messie se définit, avant tout, par l’instauration de la paix et de la justice (…) Dire de Dieu qu’il est le Dieu des pauvres ou le Dieu de la justice, c’est se prononcer non pas sur ses attributs, mais sur son essence. D’où l’idée que les rapports interhumains, indépendants de toute communion religieuse, au sens étroit du terme, constituent en quelque sorte l’acte liturgique suprême, autonome par rapport à toutes les manifestations de la piété rituelle. Dans ce sens, sans doute, les prophètes préfèrent la justice aux sacrifices du temple (…). C’est à l’homme de sauver l’homme : la façon divine de réparer la misère consiste à ne pas y faire intervenir Dieu. La vraie corrélation entre l’homme et Dieu dépend d’une relation d’homme à homme, dont l’homme assume la pleine responsabilité, comme s’il n’y avait pas de Dieu sur qui compter »4.

Bernard Ginisty

1 – Thomas Piketty : De l’inégalité en France dans le journal Le Monde du 16-17 avril 2017, page 24
2 – Isaïe : 1,15
3 – Lytta Basset : La Source que je cherche, éditions Albin Michel, 2017, page 76
4 – Emmanuel Levinas : La laïcité et la pensée d’Israël dans l’ouvrage : Les imprévus de l’histoire, Éditions Fata Morgana, 1994,
pages 181-183.

 

Publié dans Signes des temps

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R
Pierre Locher m'a pris de vitesse !<br /> Avec Bernard Ginisty, c'est un sujet récurrent.<br /> Je n'entrerai pas dans les chiffres aujourd'hui car les 2 périodes se situent dans des époques et des contextes économiques internationaux si différents qu'il faudrait plusieurs chapitres pour expliquer et rappeler les changements intervenus; l'Europe intégrée, la mondialisation, entrainant un effet de vases communiquants entre l'Occident et les pays en voie de développement; la crise mondiale.......<br /> La thèse selon laquelle la justice passe par l'égalité est un postulat de tradition très française<br /> qui prend sa source sans doute dans la révolution de 89 et qui a fini par devenir une idéologie souvent critiquée dans sa forme "égalitariste".<br /> Tenons nous en à la relation JUSTICE- EGALITÉ.<br /> Il m'est déjà arrivé de citer le philosophe-économiste John Rawls, qui a fortement inspiré l'évolution<br /> de la pensée sur les notions de justice dans le monde anglo-saxon au XXe siècle.<br /> Certes, je pense que c'est un idéal, un devoir universel, d'accorder à chaque enfant qui vient au monde<br /> les mêmes chances de réussir sa vie. Mais comment tendre vers cette utopie?...sans parler des différences génétiques inérantes à la nature, comment obtenir ce résultat chez 2 enfants, l'un naissant dans une famille d'immigrés du 93, l'autre dans une famille de chirurgien dans le 16e ?....Certainement pas à travers des règles égalitaires pour tous.<br /> Fin 2006, à quelques mois de l'élection présidentielle, Sarko avait utilisé cette image en proposant la"discrimination positive". Que partiellement suivie d'effets par la suite du fait du surgissement de la crise et ses effets dévastateurs.<br /> C'est là un vrai débat culturel. <br /> Faut-il développer ses talents, son désir d'étudier, l'envie, l'ambition, le désir d'entreprendre, la créativité, l'audace, le désir d'entreprendre.....c'est à dire prendre l'échelle sociale (J.Rawls), tout en enrichissant la communauté, une partie de ces richesses retombant d'une façon ou d'une autre sur chacun, même si cela crée une société inégalitaire; ou bien :<br /> rigidifier la société en appliquant partout où c'est possible une stricte égalité de traitement ?...<br /> Créer une petite nomenclatura au milieu d'une société de pauvres ?<br /> Je l'ai dit aussi ici pusieurs fois= pourquoi les pays doctrinalement égalitaristes dressent-ils des murs pour empècher les habitants de fuir et les pays dits libéraux d'en dresser d'autres pour empècher les flux de pénétrer ?....<br /> La nature est inégalitaire. Peut-être est-ce pour cela que dans la Bible de l'antiquité,<br /> l'homme étant resté plus près de la nature, il se péoccupait davantage de ce qui est<br /> juste que de ce qui est égal.<br /> A partir de Machiavel, on a commencé à s'intéresser sérieusement à la manipulation <br /> des masses. Avec les médias modernes, on a considérablement progressé dans ce<br /> domaine.<br /> <br /> Robert Kaufmann
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M
Effectivement : beau sujet de méditation en ce jour d'élection qui coïncide en outre avec le dimanche de la Miséricorde !
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P
Bonjour à tous,<br /> <br /> Pas sûr d'être totalement d'accord avec Bernard Ginisty. La lutte contre les inégalités s'identifie-t-elle avec le combat pour la justice de la Bible, cela mérite réflexion. D'ailleurs Lytta Basset n’utilise pas le mot égalité. Un indice, le mot égalité est très peu présent dans les Écritures et le mot inégalité totalement absent, alors qu'on trouve le mot justice du livre de la Genèse jusqu'à celui de l'Apocalypse. Penser que le deuxième terme de notre devise républicaine dérive directement du texte biblique me semble un raccourci dangereux et surtout un affadissement du mot justice. "Que le droit coule à flots, que la justice soit un torrent intarissable" écrit Amos. J'y voit plus une urgence au respect du pauvre, de l'étranger, de l'exclu qu'un appel à l'égalité sociale. Beau sujet de méditation en ce jour d'élections.
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