Shari'a et laïcité
Placer ces deux termes l'un à côté de l'autre constitue une gageure ! Qu'ont-ils en effet de commun ? Rien ! Ou si peu…
L'un et l'autre appartiennent à des sphères apparemment opposées. Le terme shari'a est un mot arabe transcrit phonétiquement en français, faute de mieux. Il est propre à l'islam. Quant au mot laïc, il fait référence à un contexte historique religieux propre au christianisme, au christianisme occidental en particulier. En contexte français, il a même une extension originale, du fait des lois de séparation de l’Église et de l’État du début du XXe siècle…
Au demeurant, l'un et l'autre concept font l'actualité ! Autant en connaître la signification et les exigences qu'ils recouvrent en vue d'un « vivre ensemble » multiculturel, nécessaire, inévitable, et pourquoi pas, serein.
Le Dictionnaire des Monothéïsmes présente ainsi la Shari'a : « La Shari'a désigne l'ensemble des lois régissant l'existence des musulmans, dérivées du Coran et du Hadith, exposées et développées dans la science du droit traditionnel ou fiqh dont les genres les plus importants sont les ''principes du droit'' et la littérature juridisprudentielle. Avec l'évolution du fiqh se précisa le sens technique du terme Shari'a qui, dans le Coran, ou dans le Hadith, n'a encore qu'une valeur métaphorique liée à la signification originelle de voie. La Shari'a trouva ainsi sa forme classique au terme d'un processus de trois siècles qui accompagna la transformation de la première communauté musulmane en vaste empire à vocation universelle » (p.195).
Dans la suite de ce même article de dictionnaire, l'auteure, Viviane Coméro, souligne : « D'une manière générale, tous les systèmes judiciaires des pays musulmans (hormis l'Arabie saoudite et quelques pays du Golfe) ont été transformés par l'adoption d'un droit positif inspiré des législations européennes, tandis que les juridictions religieuses ont été dépouillées de leur compétence au profit des juridictions de l’État national qui s'est imposé comme structure politiques dominante après la Première Guerre mondiale » (p. 197).
Est soulignée ici la possibilité d'une évolution, d'une interprétation même de la Shari'a. Cette interprétation serait dans la droite ligne de ce que l'on nomme en islam l'ijtihad, cet effort nécessaire pour comprendre le monde d'aujourd'hui et autoriser ainsi des aménagements rendus nécessaires ; à condition bien sûr que les « portes de l'ijtihâd » comme l'on dit, restent ouvertes à de nouvelles lectures.
On est loin de ce qui est, hélas, mis en œuvre par Daech. En substance : tout ce qui va à l'encontre de ce que proclame el Bagdadi mérite la mort. Ici, le rationnel ni la recherche de solutions nouvelles n'ont désormais de place : nous sommes dans un monde auto-référentiel devenu fou…
Restent que les nouveaux penseurs de l'islam – je fais référence ici aux travaux d'un Rachid Benzine, par exemple – interdisent de désespérer.
De son côté, la laïcité est susceptible d'interprétations diverses.
Soulignons d'ailleurs que le mot de laïcité, traduit en arabe par 'ilmâniyya, ou 'almâniyya, pose de nombreux problèmes. Historiquement, le mot fait son entrée dans la langue arabe au début du XXe siècle. Mais, selon que l'on écrit avec un « i » ou un « a » à la première syllabe, on fait dériver le mot de al-'alm (le monde séculier) ou de al 'ilm (la connaissance, voire la science) : le sens du mot revêt alors une nuance différente. Il est important d'en tenir compte lorsque l'on entre en dialogue avec des musulmans.
Voici la définition proposée par Wikipédia : « La laïcité ou le sécularisme est le principe de séparation de l'État et de la religion et donc l'impartialité ou la neutralité de l'État à l'égard des confessions religieuses. Par extension, ils désignent également le caractère des institutions, publiques ou privées, qui sont indépendantes du clergé. La laïcité s'oppose à la reconnaissance d'une religion d'État. Toutefois, le principe de séparation entre l'État et les religions peut trouver des applications différentes selon les pays. »
Dès lors, que faire de la laïcité « à la française » en contexte d'un « faire société » français, par exemple ; en particulier, en tenant compte de la prégnance de la shari'a ?
Certes, comme l'a rappelé le Conseil d’État, « il n'existe pas de définition de la laïcité » et « peu de concepts ont reçu des interprétations aussi diverses » ; ainsi, « chacun voit la laïcité à sa porte ». Il semble cependant que l'on puisse ménager un modus vivendi, en construisant un islam de France : c'est là un enjeu considérable.
Dans cette perspective, un premier défi réside dans la construction d'instances réellement représentatives. L'actuel Conseil Français du Culte Musulman est en crise. On peut rêver d'une instance qui assure une fonction réellement cultuelle pour répondre aux questions concrètes qui se posent aux musulmans. Encore faut-il que ces imams aient reçu une solide formation, qui permette de l'ijtihâd.
Un second défi est celui, précisément, de la formation des imams ; dans l'islam – je suis, ici, en islam sunnite maghrébin – l'imam est celui qui guide la prière. En pratique, les imams exercent souvent des missions qui dépassent le seul cadre religieux, notamment d'ordre social, devant être à la fois des médiateurs, des soutiens psychologiques et les représentants désignés des communautés locales. Ils ont donc la possibilité de pratiquer l'ijtihâd évoquée plus haut, pour peu qu'ils aient été formés à leur tâche en tenant compte de la problématique locale ; sans importer, de l'extérieur, des savoirs déconnectés du contexte précis dans lesquels ils auront à être mis en œuvre.
N'est-ce pas dans cette perspective qu'il convient de réaffirmer les valeurs laïques au travers de problématiques locales ; et, en ce sens, de privilégier l'approche pragmatique, en particulier dans le cadre de l'école de la République ?
En ces domaines comme en d'autres – le dialogue interreligieux ou interculturel par exemple – il y faut une « patience géologique », disait Georges Anawati !