La place des français musulmans dans la nation française
Parmi les questions évoquées dans le dossier « Laïcité et religions », la question des rapports aux français musulmans est sans doute la plus difficile. Cette question pourrait connaître à brève échéance une nouvelle ampleur. Boualem Sansal est à prendre au sérieux1. Il pense probable de graves troubles en Algérie à la fin du règne de Bouteflika qui a fait le vide politique autour de lui. « Pour ne pas être totalement dépendant des militaires, il a ouvert la porte aux islamistes », il leur a confié la « gestion » du peuple. « Dans les petites villes et les villages, ils sont maîtres du jeu et font régner leurs règles " théocratiques " terrifiantes ». La gigantesque future grande mosquée d’Alger est un gage donné aux islamistes. Les militaires humiliés sous le règne de Bouteflika voudront-ils prendre leur revanche et contrer les islamistes désireux de gouverner au nom de l’islam ? Comment réagiront les jeunes qui ne se reconnaissent ni dans les militaires, ni dans les islamistes ? Des troubles en Algérie se répercuteraient dans toute l’Afrique du Nord et on peut alors s’attendre à des vagues d’immigration, en France d’abord, mais également dans toute l’Europe. Elles rendraient d’autant plus crucial la question du rapport aux musulmans. Houellebecq qui joue les provocateurs dans son livre Soumission, serait-il en définitive plutôt un visionnaire ?
Cette question est occultée par toute une série de personnes pleines de bons sentiments, notamment par une gauche qui néglige le fait religieux et « croyait» que la raison et la science en viendraient vite à bout2. Après les attentats du 13 novembre à Paris, on a eu des déclarations de MM. Hollande et Fabius affirmant que les attentats n’avaient rien à voir avec l’Islam, alors même que les terroristes s’en réclamaient explicitement, alors même qu’Abdennour Bidar philosophe de cultures française et musulmane dans sa « Lettre ouverte au monde musulman » lui dit : ce monstre Daesch « est né de toi, de tes errances, de tes contradictions … de ton incapacité trop durable à trouver ta place dans la civilisation humaine »3.
Claude Guibal montre dans son livre Islamistan, visages du radicalisme4 l’extrême diversité des parcours et comment certaines personnes trouvent dans l’islam des réponses qu’elles ne trouvaient pas ailleurs, que pour ces personnes tout devient alors logique, que tout s’explique. Les frontières sont poreuses entre les différentes formes d’engagement et d’adhésion à l’islam, mais on ne peut pas nier l’importance de la quête de sens, et même celle d’un certain enthousiasme pour la justice.
Régis Debray et Didier Leschi ont raison de penser que les sociétés ont horreur du vide spirituel, comme la nature a horreur du vide. Ils écrivent : « L’évidement désenchanteur de la scène politique, où s’affairent tant de gestionnaires sans doctrine ni longue vue... a créé un orphelinat moral faisant appel d’air »5. Ils parlent aussi de « mystique républicaine en panne ».
De tout cela il résulte une triple nécessité : opter pour une conception ouverte de la laïcité, lutter contre la déshérence de certains quartiers, engager un vrai débat sur la place des musulmans dans la nation.
Paul Ricœur, que cite également Alain Barthélemy dans sa contribution au dossier, considère qu’à côté de la laïcité d’abstention de l’Etat, il faut construire une laïcité de la société civile, laïcité de confrontation, de débat entre des convictions diverses. Avec la seule laïcité de l’Etat appliquée à l’école, on a un enseignement très aseptisé. « L’école est un foyer de totale neutralisation des convictions. On ne doit pas s’étonner de trouver comme résultat une société sans conviction, sans dynamisme propre qui va tout demander à l’Etat »6. Ricœur appelle de ses vœux « une laïcité vive, qui entretienne la confrontation entre des convictions diverses, elles-mêmes nourries de la diversité de nos héritages culturels qui sont pour moi l’héritage judéo-chrétien, celui des grecs et des romains, l’héritage des Lumières et celui du socialisme du XIXème siècle, à qui il faut ajouter bien entendu aujourd’hui aussi des traditions islamiques, et peut-être d’autres encore… ». A. Barthélemy écrit pour sa part : « Ne doit-on pas appeler de nos vœux une laïcité bien plus offensive, qui porterait son exigence au sein même du religieux ? ». Je suppose qu’A. Barthelemy pense aussi bien au catholicisme qu’à l’Islam. La contribution de Bruno Viard dans notre dossier engage à renouer avec ce socialisme français que le socialisme marxiste prétendument scientifique a si longtemps occulté. Peut-on espérer renouer avec la mystique républicaine comme base du contrat social à la française ?
Il est urgent également de donner la priorité à une politique économique, sociale, culturelle qui refuserait que des populations campent dans la nation, qui œuvrerait pour que chacun y ait sa place et ne soit pas tenté d’aller trouver des raisons de vivre (ou de mourir ?) dans une idéologie religieuse qui a réponse à tout. Or que constate un sociologue sur l’évolution de la politique à l’égard des quartiers qui concentrent les difficultés sociales : « Le tissu associatif qui les faisait tenir est fragilisé par les coupes budgétaires, la prévention spécialisée a été abandonnée, la police de proximité a disparu »7. Ce qui ne veut pas dire que l’on sous estime le fait que le recrutement des djihadistes concerne des milieux très divers, y compris des personnes de milieux aisés et bien intégrées professionnellement.
Enfin, au nom de cette laïcité vive recommandée par Paul Ricœur, il est urgent de poursuivre le débat sur la place des français musulmans dans la nation française. Mais encore faudrait-il que cette nation existe, c'est-à-dire qu’elle ne soit pas comme le déplore Pierre Manent dans son livre Situation de la France 8 un rassemblement informe d’individus qui réduit les droits de l’homme à la souveraineté illimitée de l’individu et qui omet de relier droits de l’homme à droits et devoirs des citoyens. « L’idée d’une action pour le bien commun a perdu son sens pour nous », c’est seulement la nécessité qui nous amène à agir, nécessité qui a principalement pour nom le marché mondial auquel il faut s’adapter. Face à ce vide, les français musulmans ne peuvent qu’être confortés dans leur attachement à leurs mœurs et à leur religion, avec le sentiment d’appartenir à un vaste ensemble religieux sans frontières9.
Seul un renouveau politique et moral de la nation française s’appuyant sur un passé dans ce qu’il a eu de meilleur pourrait leur offrir une place et définir les conditions de leur participation à la res publica. Cela suppose une laïcité ouverte qui ne confond pas laïcité de l’Etat et laïcité de la société. Le débat doit se poursuivre et concerne tout autant les français agnostiques que tous les français se réclamant d’une religion, notamment les catholiques et les musulmans. P. Manent parle de l’universalisme véritable contenu dans la Déclaration des droits de l’homme, « cette déclaration sans cesse étendue et perfectionnée ». Lui-même, catholique, écrit : « l’Eglise se débat depuis plus de deux siècles avec cette doctrine, sa position connaissant des variations de grande ampleur ». Autrement dit, si la question laïcité et religions se pose aujourd’hui avec une acuité particulière compte tenu de la présence relativement récente de nombreux musulmans en France, il faut reconnaître que le sujet est ancien et alimente en permanence pourrait-on dire le débat démocratique.
Pour que le débat se poursuive avec les français musulmans, une condition préalable s’impose : « commander aux musulmans de France de prendre leur indépendance par rapport aux divers pays musulmans qui dépêchent les imams, financent et parfois administrent ou orientent les mosquées ». Mais les gouvernements français auront bien du mal à prendre une décision courageuse qui s’imposerait, s’ils continuent à faire la cour à l’Arabie Saoudite et au Qatar, pour des raisons économiques, alors même que ces pays méprisent effrontément les droits de l’homme. Aujourd’hui, les musulmans de France tiraillés, par leur dépendance notamment à l’égard de l’Algérie, du Maroc, de la Turquie, peinent à avoir une représentation commune qui faciliterait les échanges avec les gouvernements.
Dans leur livre La laïcité au quotidien –Guide pratique, Régis Debray et Didier Leschi s’efforcent de faire des propositions pour que « soit rendu à la diversité des individus ce qui lui revient et à l’unité d’un peuple ce qu’elle exige ». A propos de la formation des imams ils suggèrent de mettre en place sur cinq ans un plan de réduction du nombre des imams salariés par un Etat étranger au lieu de continuer à négocier d’année en année l’augmentation de leur nombre. Et ils concluent « Continuer d’invoquer « l’Islam de France sans s’en donner les moyens serait parfaitement inconséquent ». Ne faudrait-il pas exiger à terme que les interventions des imams dans les mosquées soient en français ?
R. Debray et D. Leschi traitent dans leur petit livre une bonne trentaine de sujets. A supposer que les gouvernements français aient le courage de régler en tout premier lieu le statut et la formation des imams, beaucoup de questions restent à débattre. Quand P. Manent affirme que, puisque les musulmans sont nos concitoyens, il faut céder sur diverses questions en acceptant franchement leurs mœurs, il est vivement critiqué par Ghalem Bencheikh10 qui pense qu’il n’y a rien à céder du tout. Autant dire que le débat est ouvert et doit tenir compte d’une très grande variété de positions parmi les musulmans eux-mêmes.
Guy Roustang
1 – Voir son livre 2084. La fin du monde, Gallimard, 2015, et ses articles dans Le Figaro et Le Monde, dans les premiers mois de 2016
2 – J.Birnbaum, Un silence religieux. La gauche face au djihadisme, Seuil, 2016
3 – Abdennour Bidar, Lettre ouverte au monde musulman, Les liens qui libèrent, 2015
4 – Claude Guibal, Islamistan. Visages du radicalisme, Stock, 2016
5 – R. Debray et D. Leschi, La laïcité au quotidien. Guide pratique, Gallimard, 2016
6 – Paul Ricœur, revue Esprit, janvier 1991
7 – Renaud Epstein, Le Monde, 31 mars 2016
8 – P.Manent, Situation de la France, DDB, 2015
9 – C’est ce que souligne également Abdennour Bidar dans sa Lettre ouverte au monde musulman. Il écrit : « Plutôt que de chuter dans le vide tu préfères revenir doucement en arrière sur la liane d’une religion dépassée…Tu ne veux pas lâcher la proie pour l’ombre mais ta proie elle-même n’est plus qu’une ombre ».
10 – Ghalem Bencheikh lors d’un débat au Centre Sèvres le 6 avril 2016. Ghalem Bencheikh est physicien, islamologue, théologien, président de la conférence mondiale des religieux pour la paix.