Jusqu'où peut aller la laïcité française ?
Beaucoup de commentateurs politiques et même de simples citoyens, surtout parmi ceux qui ne sont pas engagés dans la querelle, s'étonnent de l'importance prise par les chicanes plus ou moins véhémentes portant sur la laïcité, le plus souvent non sur le principe mais sur son applications, des détails de son vécu. Il semble à beaucoup qu'il y aurait des problèmes plus urgents à traiter. Mais il est vrai que celui-ci se pose aujourd'hui en termes renouvelés et que la presse et le net sont encombrés de prises de position contradictoires, réactions d'émotivité pas toujours argumentées (malgré l'omniprésence de "spécialistes"), occasionnellement mélodramatiques, et parfois agressives.
La question des religions en France – dont malheureusement les gouvernants de tous bords semblent ignorer les fondements et les résonances – connaît de nouvelles conditions et astreintes, avec le développement de l'islam, dont on est bien obligé de tenir compte dans les réponses à y apporter. Nier le fait objectif de cette présence culturellement allogène, et des problèmes qu'elle peut causer, c'est favoriser l'amalgame que l'on prétend combattre.
Dans ce nouveau contexte, les milieux laïques se sont retrouvés pris entre deux feux : crainte d'une mise à mal d'une laïcité externe (les signes ostentatoires, presque attentatoires !) et le risque d'être accusés d'islamophobie, ce qui paralyse la réflexion et interdit tout dialogue. Rare parmi les gens de gauche, Élisabeth Badinter a posé quelques jalons pour en être dispensée et garder sa liberté de parole (Marianne du 5.01.2016). D'autres personnalités apparaissent à certains comme trop tolérantes à l'égard des exigences de certaines communautés religieuses (Cf. la polémique entre J.-L. Bianco et E. Valls qui a traversé la presse et que nous n'avons pas voulu reprendre). Il semble urgent de pouvoir aborder sereinement les questions nouvellement apparues, à la fois pour respecter vraiment la laïcité telle qu'établie par la loi, et garder une souplesse suffisante dans le traitement nécessaire de nouveaux comportements, afin de traiter équitablement tous les Français, et les réunir en une Nation "indivisible", quelle que soit leur religion ou absence de religion.
Il faut donc en parler, se parler. Le premier pas, avant d'aborder des questions qui peuvent fâcher, ne serait-il pas de retrouver capacité d'ouverture à l'autre, d'une tolérance – malgré l'ambiguïté du terme – qui ne soit pas signe de faiblesse de l'État face à des revendications possiblement justifiées, mais parfois inacceptables ? Une condition préalable s'impose évidemment : la nécessaire réciprocité, à savoir que cet autre respecte les principes fondateurs et intangibles de la République française, entre autres : Liberté, Égalité, Fraternité, en examinant comment, au-delà d'une formule, ils sont et doivent être réellement vécus. Par exemple : Liberté… de conscience : on peut changer de religion ou ne plus en pratiquer aucune sans risquer sa vie, Égalité… hommes/femmes dans la société et la vie quotidienne : école, hôpital, vie de quartier etc. La fraternité, quant à elle, ne se décrète pas, elle est difficile à mettre en lois, mais il faut y travailler concrètement, dans des actions communes. Elle se situe, en tous cas, à l'opposé de tout terrorisme, lequel cherche à aliéner l'autre dans la mort ou par la peur.
Malgré des discours qui se veulent toujours fermes et déterminés en haut lieu, des associations ou des autorités, souvent locales, acceptent de petites démissions (piscine réservée ici, niqab toléré là, refus de conserves de charcuterie lors d'un ramassage de provisions alimentaires, etc.). En même temps, on durcit, parfois inutilement, la réponse apportée à une demande qui solliciterait une réelle attention, ainsi la querelle sur les cantines. Pourquoi ne pas demander tout simplement en début d'année aux parents d'élèves, afin de pouvoir gérer l'intendance, leur choix définitif de menus pour leurs enfants, avec ou sans porc ? (Non, on ne distinguera pas l'halal du casher ni du végétarisme). Après tout, même des petits athées ou chrétiens ont le droit de ne pas aimer le porc, et il n'est pas si rare que des cantines offrent le choix de plusieurs plats du jour.
Pour garder une vision optimiste de l'avenir, certains évoquent une "réforme de l'Islam". Si elle est possible, elle ne peut venir que de chercheurs et théologiens musulmans, car au nom de quoi des non-musulmans pourraient-ils intervenir dans ce débat souhaité et indispensable ? Ne nous cachons pas une difficulté majeure pour traiter ces questions délicates : l'absence d'autorités incontestées pouvant décréter définitivement ce qui est "musulman", réellement authentifié par et dès le prophète, et ce qui serait soit des arrangements politiques au gré de l'histoire des premiers siècles de l'islam, soit de simples coutumes, d'autant plus dites "ancestrales" qu'elles sont parfois préislamiques. Pour les références juridiques, si le Coran reste, par son caractère "sacré", pour l'instant hors d'atteinte d'un strict examen historico-critique, les hadiths (peut-être plus de 100.000), mis par écrit pour beaucoup plus de deux siècles après la mort de Mahomet, ont été évalués et classés suivant leur fiabilité, par des savants musulmans eux-mêmes, en "authentiques", "acceptables", "rejetés". Peut-être serait-il possible d'en reprendre les analyses et de les pousser plus loin.
Dans tous les cas, il s'agit de ne pas baisser la garde de la laïcité, c'est à dire en fait de notre liberté, sous prétexte de "compréhension". On doit expliquer, chercher sincèrement, saisir où résident d'éventuelles difficultés, sans pour autant justifier des blocages politiques, culturels ou sociaux importés ! Pour établir une intégration paisible, il est indispensable d'être très clair sur les conditions d'appartenance à la nation (en pratiquer la langue par exemple), sans repousser quiconque, mais en exigeant l'acceptation d'un contrat civique, social et politique. En même temps, il est inutile de durcir les "interdits, quand cela n'en vaut pas la peine. Est-il impossible de sortir de l'éternelle question du voile en établissant un distinguo entre un foulard, qui cache effectivement "pudiquement" les cheveux d'une personne, et une burqa qui la masque ou, pour certains, l'exclut de ce vivre ensemble maintes fois réclamé ? D'un autre côté, faut-il vraiment creuser des tranchées contre les crèches, qui font partie d'une tradition enfantine et familiale, Noël étant fêté par nombre de familles musulmanes (il l'était déjà dans l'Algérie coloniale, du moins en ville) ? Faut-il les remplacer par un père Noël généré par Coca-Cola, et qui n'a aucune réalité "rationnelle" ? Pourquoi s'élever contre le sapin de Noël, en l'occurrence a-religieux, etc. ?
Trois mots clefs peuvent permettre de faire vivre la Nation dans une laïcité, toujours invoquée, pas toujours suivie : d'abord des bornes précises et inattaquables au delà desquelles on enfreindrait la loi, ensuite une intelligence (sic) des situations avec bon sens et loyauté, et enfin le respect de l'autre, sans maquignonnages à la petite semaine électorale.
Marc Delîle