Esprit, amour, ordre nouveau

Publié le par Garrigues et Sentiers

L’Esprit Saint, plus nettement que les deux autres personnes de la Trinité, a partie liée avec l’amour. Une des manières d’expliciter sa nature est de le définir comme l’amour que le Père et le Fils entretiennent l’un pour l’autre, et qui rejaillit sur l’ensemble de la Création. Cette définition engageante ne lui bénéficie guère dans la religion populaire hors des cercles charismatiques, et il ne semble pas qu’il soit souvent invoqué spécifiquement dans les prières de demande. Il est vrai que sa nature fluide et incorporelle, malgré sa matérialisation post-diluvienne en colombe, lui confère une image plutôt insaisissable. Le Père et le Fils ont au moins pour eux des modèles humains bien identifiables, même si le Fils, qui a accompli son œuvre historique, en attendant de reprendre du service au Jugement Dernier, n’est sans doute guère plus sollicité. Le Père l’est peut-être davantage, car il détient les clefs du pouvoir authentique, et la sagesse populaire veut qu’il soit plus efficace que l’intercession de ses saints, même si les devoirs de l’omnipotence suprême rendent sa figure plus inaccessible aux marchandages des humbles besoins et des troubles désirs humains. Mais les saints et surtout la Vierge l’emportent largement sur la Trinité dans ce domaine, signe d’un désir millénaire que les abstractions théologiques ne sont pas en mesure de combler. 

Le choix d’introduire un personnage cosmique dans l’entourage immédiat du Dieu unique ne date pas de la graduelle construction de la figure de Jésus comme Messie, puis comme Christ, puisque la traduction grecque du mot l’a transposée dans un autre univers conceptuel, et enfin comme Fils, différent de tous les autres fils de Dieu sans majuscule que nous étions déjà pour un certain judaïsme. Des figures comme la Sagesse personnifiée dans le livre des Proverbes se distinguent, par leur intimité avec Dieu, de l’armée des anges qui ne sont que des exécutants. Elle-même proclame sa nature quasi divine et sa proximité privilégiée avec l’Être Suprême : « Quand les abîmes n’étaient pas, j’ai été enfantée […] Je fus maître d’œuvre à son côté, objet de ses délices chaque jour, jouant en sa présence en tout temps, jouant dans son univers terrestre ; et je trouve mes délices parmi les hommes ».

Le Pantocrator a donc une sorte de fille, une fille joueuse qui semble égayer l’ambiance de redoutable mystère où l’on imagine que se déroule le gouvernement de l’Univers. Cette joie espiègle Dieu la désire puisqu’il se la donne en créant cet être cosmique, car il ne rit pas avec ses fils humains : peut-être ne lui donnons-nous guère sujet de le faire. Si l’on en croit Dante, c’est face au Fils qu’il rit (et non sourit), dans une joie réciproque et poussée jusqu'à son expression la plus dépourvue d’inhibition, éternellement alimentée par l’objet parfait de son amour.

En se référant au précieux article de Marcel Goldenberg sur l’Esprit Saint dans le présent dossier, on y voit confirmer que cette entité est un souffle, un vent. De l’eau au moulin, si on peut dire, des exégètes qui interprètent le nom à la vocalisation controversée traditionnellement énoncé « Yahweh » comme une forme de la racine sémitique signifiant « souffler ». Le vent est à la fois invisible et, s’il est puissant, irrésistible. Dieu ne se matérialisant jamais dans notre monde sous une forme observable à l’œil, si l’on raisonne provisoirement hors du schéma de l’incarnation, sa nature est immatérielle, et son mode d’action doit être à la fois relié à sa source (comme le souffle est relié au corps du souffleur) mais sans permettre d’y remonter par des investigations tangibles. Du souffle à la parole, la phonétique nous apprend qu’il n’y a qu’un pas, et le Logos, parole pourvue de sens, le Verbe en latin, personnifiera aussi un des moyens d’agir divins cette fois associés à un corps humain à travers l’incarnation.

Cette situation fragilise évidemment toute affirmation tendant à attribuer à l’Esprit Saint tel ou tel événement terrestre. On n’a pas manquer d’user (et sans doute d’abuser) de cette attribution difficilement contrôlable. Tout en affirmant qu’il souffle où il veut, les Eglises se donnent elles-mêmes comme un champ d’action privilégié de l’Esprit Saint, mais l’historien qui les observe pourra se demander si Torquemada et Saint Vincent de Paul ont agi l’un et l’autre sur son égale impulsion. 

En tout cas, ces incertitudes ne prévalent pas sur l’hypothèse trinitaire. Sagesse, puis Esprit, en attendant le Fils, voilà le Dieu hérité de l’Ancien Testament associé, au grand scandale de l’islam, à des êtres qui émanent de lui sans se fondre en lui. Il est à noter qu’il s’agit de deux figures féminines, le mot « rouah » ayant ce genre dans les langues sémitiques. Simple effet des hasards de l’évolution linguistique, pourra-t-on dire ; mais la perception de l’Être Suprême s’en trouve singulièrement affectée. Lorsque survient Marie dans cet ensemble, la Sagesse s’est éclipsée, et la traduction gréco-latine a ôté toute féminité à l’Esprit. C’est elle désormais qui portera l’image féminine in excelsis.

Perçue par le Coran comme partie prenante de la Trinité, à partir des spéculations de certaines Eglises orientales sur la filiation du Christ, elle accèdera à la définition de « Mère de Dieu » pour le catholicisme et l’orthodoxie, formule que d’ailleurs même le protestantisme ne rejette pas sans appel. Voilà donc le Seigneur des univers pourvu, par sa volonté, et par l’opération de l’Esprit, d’une mère, et d’une mère humaine ; mais la Sagesse, déjà, se délectait dans l’humanité. Facile d’ironiser sur ces représentations, si l’on y voit la prétention chimérique de décrire un empyrée hors de toute perception objective. Plus sérieusement, on peut méditer sur ce qu’elles disent du rapport avec la transcendance de l’être humain façonné par l’élan évangélique.

On admettra volontiers que le Créateur n’a pas de sexe, mais il n’en est pas moins pourvu d’une superbe barbe au sein même du Vatican. Même si tous les pères antiques n’étaient pas des Cronos ou des Brutus, la paternité a gardé longtemps une image plutôt rugueuse qui ne s’est pas complètement effacée de nos jours où nombre de mentors éducatifs continuent d’attribuer des rôles bien tranchés à chacun des deux géniteurs. La masculinité grammaticale des trois personnes de la Trinité rejaillit fortement sur la perception que s’en font les fidèles. Imaginons l’inverse : notre Mère qui êtes aux cieux, la Sainte Haleine représentant l’amour que la Mère a pour la Fille… Autre ambiance, assurément.

Mais justement cette obstination à faire entrer du féminin dans une construction a priori masculine a des aspects bien spécifiques. Elle participe d’une dynamique dont les modalités signent l’évolution du judéo-christianisme en l’écartant des formes religieuses au sens de Girard ou de Gauchet. En effet, l’amour qui est au cœur de la Trinité n’est pas celui qu’un dieu peut ressentir pour une parèdre désirable, encore moins celui qui pousse Jupin et les autres aux amours ancillaires et aux conquêtes plus ou moins forcées. L’Annonciation exclut toute violence, et cette scène qui aurait excité l’égrillarde imagination des mythologies se déroule dans un serein respect réciproque, encore plus détaché de considérations anatomiques que l’Esprit qui opère après l’annonce de Gabriel et le fiat marial était un être féminin pour ses protagonistes. Ainsi nous voyons Dieu se dégager du conformisme où ont vécu tous les dieux de l’Antiquité, à l’époque où, nous disent certains historiens et exégètes, El et Yahweh avaient, comme tous leurs semblables, femmes et enfants, en bons prototypes de la fécondité qu’ils garantissaient à leurs dévots. Mais il s’en dégage sans perdre pour autant ce qui fait de lui autre chose qu’une idée platonicienne ou un Eon.

Tout cela nous oriente vers un amour qui cesse d’être esclave des modèles naturalistes de la reproduction et du besoin satisfait, avec le cortège de perversions qu’ils sont susceptibles d’engendrer : rapt, domination, brutalité, contraintes familiales et sociales… car pour complaire à son père, comment peut-on parvenir à ne faire qu’une seule chair avec Trissotin, Tartufe, ou Harpagon ?

L’Esprit souffle, le Verbe parle. Le Christ a parlé à ses fidèles dans leur langue, puis à toute la terre dans chacune des leurs à la Pentecôte. L’entreprise folle de Babel s’est heurtée à son alternative : la diversité des langues, image de la diversité des humains, des animaux, de l’univers. Le vent de la Pentecôte offre le schéma d’une libération : communiquer à nouveau, cette fois dans le respect et l’amour. Mais cela implique de renoncer aux desseins sataniques : dresser une tour qui se donne comme une rivale à l’amour. Le monde contemporain a depuis longtemps rebroussé chemin vers Babel : la régression qui tue chaque jour une langue millénaire accompagne le dessein qui impose à tous, sous couleur de fraternité, le même langage comme condition d’un projet extravagant où court une humanité hallucinée.

Ainsi le Verbe rejoint l’Esprit en convergeant dans l’amour. L’un et l’autre s’aventurent ensemble dans le monde en y propageant la création, c’est à dire l’entreprise qui doit en tirer autre chose qu’un chaos absurde. Sont-ils à même d’y faire régner un ordre nouveau, pour reprendre une formule qui est déjà inquiétante ? Ceux qui ont prétendu agir en leur nom ont bien souvent créé des édifices insensés et ravagés par la haine. L’amour ne se plie pas aux règles du monde ; tous les législateurs se méfient de lui. Il perturbe la stabilité des familles et des clans ; il brouille la frontière avec les ennemis ; il ébranle l’ordre judiciaire des récompenses et des peines. Mais aucun de nous ne peut échapper à son appel, s’il est vrai qu’il constitue le seul moyen que nous ayons d’incarner, ne fût-ce que pour un instant, la transcendance. L’incarnation écartèle pour longtemps les humains entre deux vocations, les contraintes de l’ordre terrestre et les impérieux défis de l’amour. La sagesse nous conseille l’humilité en la matière, et l’Évangile nous a bien avertis : le royaume n’est pas de ce monde.

Alain Barthélemy-Vigouroux

Publié dans DOSSIER L'ESPRIT

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