Résister aux idolâtries nationalistes et religieuses
Depuis plusieurs mois, les médias ne cessent de nous alerter sur la multiplication des dérives meurtrières issues des fondamentalismes nationalistes et religieux. Pour la première fois, depuis des décennies, des dirigeants de grands pays évoquent les dangers de guerre en Europe. Et au sein de chaque pays apparaissent des fractures entre communautés. Plusieurs « artisans de paix » avouent leur découragement devant cette situation. La crise actuelle ne porte pas simplement sur des querelles de puissances ou d’argent, elle touche à ce qui fait le sens de notre existence commune.
Aussi, elle nous oblige à sortir de la frénésie médiatique baptisée si faussement « temps réel » pour prendre le recul nécessaire permettant travailler sur le sens et les modes de nos vies.
Pour cela, les travaux des sociologues, économistes, géopoliticiens, théologiens et autres experts peuvent être des outils précieux. Mais, plus fondamentalement, je crois que nous avons beaucoup à apprendre des aventuriers spirituels issus des différentes traditions. Ainsi, dans le domaine chrétien, la lecture du texte anonyme d’un mystique anglais du XIVe siècle intitulé Le nuage de l’inconnaissance 1 nous aide à travailler sur nos « fondamentaux ».
Le commentaire de Bernard Durel, dominicain formé aux pratiques zen, donne une extraordinaire actualité à ce texte plusieurs fois séculaire. Bien loin d’être un éloge de la paresse intellectuelle, cet ouvrage remet en question notre volonté de maîtriser le monde par le calcul afin que « rien ne nous arrive ». Or les choses essentielles sont, évidemment, celles qui nous arrivent sans que nous les ayons colonisées d’avance dans quelque planification d’expert : tomber amoureux, éprouver une émotion esthétique, vivre la convivialité d’une rencontre.
En langage religieux, c’est dire que l’essentiel du réel relève de l’ordre de la gratuité, de la grâce.
Au disciple qui souhaite posséder la méthode et le procédé pour parvenir à la libération, l’auteur du Nuage d’inconnaissance répond : « Si tu me demandes par quels moyens et par quels procédés tu peux parvenir à cette œuvre, je prie Dieu tout-puissant de t’instruire lui-même. Pour moi je ne puis que te faire comprendre mon impuissance à te répondre et il n’y a là rien qui doive t’étonner. Cette œuvre, en effet, est celle de Dieu seul, et il l'accomplit dans l’âme à qui lui plaît, sans aucun mérite de leur part » 2.
On aimerait que tous ceux qui s’intitulent maîtres spirituels sachent ainsi s’effacer devant l’expérience de chacun face à l’essentiel.
Bernard Durel commente ainsi ce texte : « La grâce, c’est le réel lui-même – tout est grâce. Ce que la grâce exprime, c’est exactement l’inverse de l’attitude du propriétaire comme si les choses m’étaient dues ». La crise nous apprend à quitter définitivement la tentation d’être arrivé et de nous enfermer dans un confort matériel ou spirituel. Elle nous rappelle notre condition de passant.
Comme l’écrit encore Bernard Durel, « ce qui est important dans la vie spirituelle, ce n’est pas d’être arrivé, c’est de maintenir la mobilité ; si on s’enferme dans une définition, c’est l’idolâtrie, telle qu’en parle la Bible. Être en chemin, avoir le sentiment qu'on ne sait pas trop où l’on en est, c’est la vie » 3.
Face aux tentations des enfermements nationalistes et/ou religieux, les mystiques de toutes traditions se retrouvent pour nous engager à rester des nomades en quête d’une vérité toujours nouvelle et dont personne ne saurait prétendre saisir la totalité.
Bernard Ginisty
1 – Le nuage de l’inconnaissance. Une mystique pour notre temps. Présentation et commentaire de Bernard Durel. Éditions Albin Michel 2008
2 – Idem page 202
3 – Idem pages 208-210