« Quart Monde » : une dynamique

Publié le par G&S

Ce texte reprend des extraits d’une intervention collective au colloque de l’AEI Culture et Insertion, à Vitrolles, le 27/03/ 07 ; de la contribution collective des militants Quart Monde au colloque de l’ADAI sur les Minima Sociaux en Europe, à Marseille, le 13/06/08 ; de l’intervention de P. Saglio, président d’ATD Quart Monde France, à l’A.G. de l’UNAF à Limoges le 21/06/09 ; ainsi que d’un article à paraître dans l’Église Aujourd’hui à Marseille.

 

ATD Quart Monde est un des rares mouvements associatifs à avoir été fondé par un homme de la misère, Joseph Wrésinski. Son projet, en créant ce mouvement en 1957 avec des familles du camp de Noisy-le-Grand dans la banlieue parisienne, était d’abord de rassembler des personnes vivant dans la grande pauvreté, de rassembler « son peuple » comme il disait souvent. Il a d’ailleurs fait une première tentative en ne mettant que des personnes de la misère ; elle a échoué dès le départ. Il a recommencé en associant des personnes du monde de la misère et d’autres à leurs côtés.

Cet homme de la misère, Joseph Wrésinski, nous a transmis une sensibilité particulière que nous nous efforçons d’approfondir et de faire fructifier et elle nous donne quelques repères importants dans la façon de nous associer.

La notion « d’usager » qu’on entend souvent aujourd’hui n’existe pas chez nous. Nous sommes d’emblée membres d’un même mouvement.

Le refus de l'isolement, de l'abandon

Aucun homme ne se résigne à la solitude, à l’isolement, à l’absence de liens car il sait d’expérience que c’est la négation de son humanité. Or, la permanence du non-droit, tout comme la maladie, vous isole des autres, fait de vous un paria, casse terriblement les liens que vous pouvez tisser avec d’autres. Souvent, la société ne perçoit que négativement ces liens que l’homme de la misère tisse avec d’autres et elle cherche du coup à les contrôler et à les casser. Il faut parfois que d’autres croient davantage que vous-mêmes dans votre capacité à tisser et à maintenir des liens positifs avec d’autres, pour que vous puissiez y parvenir. D’où la nécessité d’aller au devant de la personne la plus éloignée du droit commun, de la personne la plus abîmée par le non-droit.

Les plus pauvres cherchent en permanence à s’associer avec d’autres. Parfois ils finissent par ne plus croire qu’ils y parviendront si personne ne fait résolument le choix de vivre cette association avec eux.


Le refus de l'humiliation, du gâchis de la vie et de la pensée de certains

On humilie en permanence les pauvres. On sait sans cesse beaucoup mieux qu’eux ce qu’ils devraient faire, décider, ne pas faire. Sans cesse également, on considère qu’ils n’ont rien à apprendre aux autres, aucune contribution à apporter, si ce n’est des contributions négatives et destructrices.

Parce qu’il avait vécu cette humiliation sous de multiples formes, parce qu’il avait appris des siens, sa mère en particulier, le combat incessant pour y résister, parfois même avec ses poings, Joseph Wrésinski nous a mis en alerte, y compris au sein de notre propre mouvement, sur la façon dont nous vivons entre nous cette association entre pauvres et non pauvres. Il nous a mis en alerte sur les risques constants d’humiliation. Et aujourd’hui les membres du mouvement qui vivent la grande pauvreté ont cette responsabilité de vigilance collective. En effet, il ne suffit pas de vouloir éviter l’humiliation pour y parvenir. L’une des clés, en tout cas pour nous, est de ne pas accepter pour d’autres ce que nous n’accepterions pas pour nous-mêmes. L’un de nos repères est l’égale dignité de tous, qui ne peut être garantie que par la réalité, pour chacun, des droits fondamentaux. Nous sommes donc un mouvement des droits de l’homme, nous sommes des militants de l’égale dignité et nous nous efforçons de vivre ainsi déjà entre nous.


La volonté de s'unir, de se lier ensemble

Dans l’appel qu’il a lancé le 17 octobre 1987 pour la première Journée mondiale du refus de la misère, appel aux défenseurs des droits de l’homme qu’il avait réunis sur le Parvis des droits de l’homme à Paris, Joseph Wrésinski dit même que « s’unir est un devoir sacré », une responsabilité incontournable.

Nous croyons en effet que les plus éloignés du droit sont porteurs d’unité, parce qu’ils nous obligent à l’essentiel. Ils nous ramènent à des questions fondamentales qui nous recentrent et recentrent notre démocratie sur les questions de la place de l’homme, de chaque homme, de tout l’homme, dans nos pensées, nos convictions et nos combats.

La bataille pour le droit, sans laquelle il n’y a pas d’égale dignité, est l’affaire de chaque citoyen. Elle oblige chacun à s’unir aux autres car un droit qui n’est pas partagé par tous, tôt ou tard, deviendra un privilège.

Le mouvement ATD Quart Monde repose sur trois composantes :

Dans notre esprit, se lier, faire société, induit une exigence d’apprendre à penser ensemble, à agir ensemble, à évaluer ensemble. C’est une exigence de vérifier en permanence que le plus éloigné du droit ne risque pas d’être abandonné. Exigence de rythme, de façon de faire, qui bouleverse nos vies et remet chacun de nous très profondément en cause. Nous essayons de le vivre en respectant l’histoire et la spécificité de chacun. C’est pourquoi les membres du mouvement, d’origines très différentes,  sont aussi très complémentaires.

Les militants Quart Monde

Il y a d’abord des personnes qui connaissent ou ont connu la grande pauvreté personnellement et qui font le choix de vouloir rassembler ceux qui la vivent encore aujourd’hui, qu’ils connaissent bien, souvent parce qu’ils vivent au milieu d’eux. Ils veulent leur permettre de découvrir que ce mouvement est le leur. Ils veulent aussi se former à pouvoir exprimer leur attente et leur projet collectif.

Alain, à Marseille, parle de « la découverte de quelque chose qu’on avait en soi et qu’on ignorait. Moi j’ai eu la chance de faire de bonnes rencontres au bon moment. Il ne faut jamais désespérer. C’est souvent le désespoir qui fait renoncer. Le mensonge, les faux espoirs qu’on nous donne, ça tue les personnes, ça les diminue. L’humain a besoin de franchise, qu’on ne le mène pas en bateau, qu’on ne lui fasse pas de promesses inutiles. Il faut pouvoir se rencontrer en tant qu’êtres humains et pas en tant que professionnels. Il faut du temps, ne pas chercher d’abord le nombre, être souple, pouvoir changer la formule, suivre les gens quand ils déménagent, etc.»

Les alliés

Il y a également des personnes de tout milieu social ou professionnel qui font délibérément le choix de s’unir, de tisser des liens avec tous ceux qui mettent en priorité de leur vie le refus que des personnes soient abandonnées dans le non droit. Elles veulent obliger notre société à changer très concrètement, dans leur milieu, leur entourage, mais aussi dans des choix politiques plus vastes, pour que tous accèdent aux droits de tous. Ces « alliés » font alliance, délibérément, avec les plus éloignés du droit.

Les volontaires permanents

Il y a enfin des personnes qui décident de mettre toute leur vie au service prioritaire du combat mené par ce mouvement et qui portent collectivement la responsabilité de l’enraciner en permanence (dans sa connaissance, dans son action, dans sa réflexion et ses projets), en proximité avec ceux que l’on risque d’abandonner, ceux que nos amis africains appellent « les plus fatigués » par une vie minée par le non droit. Ce sont les volontaires permanents. Ils sont aujourd’hui environ 400, venant d’une trentaine de pays, et répartis dans une trentaine de pays à travers le monde.

Vouloir se lier ensemble dans un même mouvement oblige également à s’interroger avec discernement sur les actions que nous menons.

Une mère de famille nombreuse, militante Quart Monde qui vivait dans la galère au point que, très régulièrement, elle n’avait plus le moindre sou pour nourrir ses enfants, nous interpellait, parfois vivement, en nous demandant : « Il fait quoi votre Quart Monde pour que mes gamins puissent manger ? » Et cependant, dès que cela allait mieux, elle nous disait : « Surtout qu’on ne fasse pas de vestiaire ni de distribution sinon c’en est fini de l’Université populaire 1 où on vient réfléchir ensemble. » Elle savait très bien que c’est très difficile de faire les deux, que faire le choix premier de s’unir comme membres d’un même mouvement nous oblige à réfléchir ensemble à l’action que l’on mène, à renoncer à certaines actions. Pour autant toute la difficulté était (et est toujours) d’être à ses côtés quand ses enfants n’ont plus rien, de ne pas se dérober à sa demande de soutien mais de l’accompagner jusqu’à ce que l’on trouve ensemble une réponse qui n’empêche pas, pour autant, qu’on puisse continuer à être militants d’un même mouvement.


Le mouvement ATD Quart Monde a développé principalement trois types d’actions :

Les projets pilotes, limités en nombre et dans le temps

Ces projets, menés avec beaucoup de rigueur, veulent ouvrir des chemins, montrer à d’autres partenaires et à la société des voies permettant de rejoindre les plus éloignés du droit et de mettre en œuvre, avec eux, le droit dans tel ou tel domaine. Nous nous efforçons de les mener avec d’autres, de les évaluer très précisément, notamment en mesurant les changements qu’ils permettent d’opérer pour tous les acteurs (et pas seulement les personnes pauvres comme on le fait trop souvent), d’en tirer une connaissance approfondie et ensuite de veiller- ce n’est pas le plus simple- à ce que d’autres en tirent des enseignements pour mener des politiques qui renforcent l’accès de tous aux droits de tous. Un exemple lié à la culture :

 

Festival des Arts et des Savoirs : des rencontres inédites

Dans la semaine du 7 au 11 juillet 2009, la fête a battu son plein dans deux quartiers de Marseille, par la rencontre inédite de plusieurs artistes avec les habitants. A Bellevue Félix Pyat comme aux Rosiers, les enfants attendaient les après-midis avec impatience et quelques mamans, venues sur la pointe des pieds le premier jour, nous donnaient rendez-vous pour le lendemain. Avec le soutien de l'école du Parc Bellevue et du Centre Social aux Rosiers, nous avons vécu quelques rencontres exceptionnelles !

Rencontre de Bami Tsakeng de la compagnie Bami et des « petits » de la halte-garderie dans un conte interactif et musical; dans la cour du Centre Social, les mamans ont pris le relais, retrouvant les gestes et les rythmes du djembé familier.

Rencontre de Jean-Marie Barbu, pianiste concertiste, venu de Paris partager la découverte et le plaisir du piano, de H., brillant jeune rappeur de 11 ans et de Ch., dont Jean-Marie a capté la sensibilité ; chance offerte à chacun de découvrir et partager son talent.

Dialogue entre la philosophie et la vie, l'expérience de chacun, à travers la rencontre de Monsieur Georges, professeur de philosophie, avec les jeunes et les adultes de Bellevue.

Porte ouverte à une association de lutte contre la drogue, heureuse de trouver dans le Festival des Arts et du Savoir, un terrain de rencontre avec les jeunes de Bellevue.

Rencontre, pour chacun qui s'est prêté au jeu, de soi-même avec son quartier …  Didier Nadeau, photographe, invitait chacun à parler du lieu qu'il aime dans sa cité et à y être photographié.

Rencontre autour d'une tisane, infusée dans un cuiseur solaire, réconfort après avoir planté des plantes aromatiques dans le jardin du Centre Social, sous la houlette de l'association Le Temps des Cerises …,  à entretenir par les mamans tout au long de l'année.

Rencontre de l'expérience de Vincent Fichaux, peintre mural, et de la créativité des enfants et des adultes autour d'une fresque évocatrice d'un voyage à travers les différentes cultures.

Rencontre du groupe de percussions Kungaka avec toute la cité des Rosiers : guidés par les enfants à travers la cité, sur leur chemin, ils ont fait paraître des visages aux fenêtres, sortir des parents et des petits, danser l'une ou l'autre jeune femme … et ils ont donné envie de se retrouver le lendemain.

Occasion de rencontre informelle entre les associations amies sur le quartier et le chef de projet du Contrat Urbain de Cohésion Sociale,  réunis autour des habitants.

 

Des rencontres qui se poursuivront toute l'année avec les habitants de ces deux quartiers, à travers les activités hebdomadaires d’une Bibliothèque de rue. Ces rendez-vous réguliers, qui bâtissent la confiance, permettront de mieux évaluer ce qu’un tel Festival d’été a pu déclencher en eux et dans leur quartier…

Les actions de mobilisation civique ou citoyenne

Là, au contraire, nous cherchons à les développer largement car elles sont des outils simples et concrets permettant à chacun d’assumer sa responsabilité d’être « acteur » du droit de tous. Par exemple, nous avons lancé, avec Amnesty International et le Secours Catholique, des « comités solidaires pour les droits » notamment dans le domaine du logement. Ces comités permettent à de nombreuses personnes de soutenir, accompagner les personnes qui vivent à la rue ou dans des taudis dans leur quartier afin qu’elles utilisent le recours qui leur est maintenant ouvert par la loi DALO.

« Est-ce que vous savez ce que c’est que de vivre avec des minima sociaux ? » nous demandent des membres du mouvement à Marseille. « Nous vivons tous avec le RMI, l’AAH, l’allocation de fin de droit, une pension d’invalidité, seul ou en couple. Lorsque l’on a payé le loyer, les charges, etc., le 15 du mois, on n’a plus d’argent. On vit toujours avec l’angoisse du manque d’argent, avec la peur des huissiers, les dettes… On disparaît à petit feu. On nous dit qu’il faut travailler, mais de quel travail parle-t-on ? Nous en avons assez d’enchaîner stages, contrats aidés, travail de deux heures par ci, deux heures par là. Avec ça on ne peut pas construire sa vie, faire vivre sa famille… Quand ça fait plusieurs années que tu ne travailles pas, il y a quelque chose qui se casse en toi… Je veux travailler, mais je ne trouve rien. J’ai du mal à lire et à écrire. On ne m’aide pas vraiment à faire des démarches. Quand on nous propose des stages, on fait l’effort d’y aller mais si ça ne change rien à ta vie, si après, tu n’as pas un vrai travail, ça décourage et on n’y croit plus. J’ai fait un stage ‘nutrition santé’ pour apprendre à bien manger, à ne pas grossir. Mais ça ne  sert à rien parce qu’une fois chez moi, je ne peux pas acheter les produits pour faire les recettes que j’ai apprises.

Mais c’est pour les jeunes, qu’il faut investir. Il faut leur proposer des formations performantes qui débouchent sur un métier. Nos jeunes font des démarches et ils se découragent, ils perdent espoir.

Est-ce que c’est une vie d’attendre le RMI ? On est comme dans un cercle, on tourne en rond et on ne peut pas en sortir.

Chaque personne a une valeur. On voudrait être considéré comme des êtres humains, pas comme des numéros ou des statistiques. Nous refusons d’être enfermés dans une étiquette d’inutile, de bon à rien…

Chacun est capable de faire des choses, de créer, d’apporter quelque chose aux autres. Lorsque nous pouvons participer à une action culturelle ou militer dans une association, nous avons l’occasion d’échanger avec des personnes très différentes. Nos capacités et nos savoirs sont reconnus. Cela nous redonne confiance, nous donne envie de découvrir de nouvelles choses.

C’est un tremplin vers l’avenir, si on croit en nous et si on nous en laisse le temps.

Nous refusons de considérer comme une fatalité le fait que tant de gens soient condamnés à survivre dans la précarité. »

La mobilisation d’un courant d’opinion

Au-delà des personnes militantes, il est important également de rassembler un courant d’opinion de tous ceux qui croient au droit, refusent une société où certains sont relégués et abandonnés dans le non droit et sans lien avec les autres. Pouvoir régulièrement rassembler ce courant d’opinion (c’est l’un des rôles de la Journée mondiale du refus de la misère, chaque 17 octobre) permet de se compter, de s’encourager mutuellement : c’est ce que nous avons fait avec la déclaration de solidarité : « Refuser la misère, un chemin vers la paix » qu’on peut signer en ligne sur le site d’ATD Quart Monde. 2

Dans ce sens, le « Quart Monde », aux antipodes d’une étiquette supplémentaire et pesante apposée sur nos concitoyens les plus pauvres, est avant tout une dynamique créative donnant forme, saveur et densité à notre refus de la misère.

Martine Hosselet-Herbignat
Volontaire permanente
Rédactrice en chef de la Revue Quart Monde
(site : www.revuequartmonde.org)

1 - Université populaire Quart Monde : lieu de rencontre et de formation réciproque entre des adultes vivant dans la pauvreté et des citoyens qui s’engagent à leurs côtés, en général à propos d’un thème préparé par tous.

2 - Site : www.atd-quartmonde.fr
À Marseille : Délégation régionale ATD Quart Monde PACA, 2, rue Philippe de Girard 13001

Tél : 04 91 56 00 23 ; Email : atdpaca@atd-quartmonde.org

Publié dans DOSSIER PAUVRE(TE)S

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