Point de vue d'une orthodoxe sur la laïcité
À Aix en Provence, l'IEP dispense une nouvelle formation intitulée « Pluralité religieuse, Droit, Laïcité et Sociétés ». 22 personnes suivent cette formation, qui comprend 135 heures de cours annuels, dont un prêtre et deux imams. Le responsable des cours, Franck Fregosi, chercheur au CNRS, explique qu' « il s'agit de faire comprendre les défis de la société face au terrorisme et au radicalisme religieux ». La laïcité sert alors de « boite à outils », ou d'étalon de mesure pour conjurer le « radicalisme religieux ».
De son côté, Yves Rousset, préfet à l'égalité des chances, rapportait la semaine dernière que 150 cas de radicalisme ont été signalés ces derniers mois dans le département et que parmi eux, parfois avec l'aide des communautés religieuses, 30 personnes avaient bénéficié de réinsertion par l'emploi.
Quand l'État est laïque, chacun a en principe le droit d'exercer sa religion à condition de ne pas gêner les autres. L'État et la religion (ou les religions) sont politiquement et socialement séparés. Au début de la Révolution française, l'idéal de « liberté, égalité, fraternité » a fait espérer un nouvel âge d'or de l'humanité. Ce n'est pas un hasard si la Déclaration des droits de l'homme a été rédigée à la fin du Siècle des Lumières. La souveraineté est passée au peuple, seul responsable désormais des lois et de son avenir. Napoléon pensait que le bien qu'il faisait à l'humanité était la rédaction du Code Civil. Cette révolution a aussi été celle des bourgeois et des savants. Elle a commencé par remplacer les pratiques religieuses par le culte de l'Être suprême. A sa suite, différentes nations ont rejeté les régimes royalistes et déistes et se sont tournés vers la démocratie, la république. Dans la République, la société tend à devenir égalitaire et individualiste.
L'avantage de la laïcité, telle qu'elle est comprise en France, ou telle qu'elle s'est voulue en Turquie avec Ataturk, qui supprima le khalifat religieux en 1924, est théoriquement de permettre l'exercice paisible de différentes religions en parallèle : chrétienne(s), bouddhiste, israélite(s), islamique(s)…
Nous sommes entrés en quelque sorte dans une civilisation post-chrétienne, car la laïcité de type française relègue Dieu dans la sphère privée. Pour certains, cela a pour effet de chasser Dieu de la conscience des hommes : au XIXe siècle Nietzsche proclama la mort de Dieu, et Marx procédant à une critique irréligieuse de la religion la considérait comme une création de l'homme. Or, dans cette même période, en Russie, Séraphin de Sarov était transfiguré dans une forêt sauvage et inhospitalière devant son disciple Motovilov, à la suite de quoi ils construisirent ensemble un monastère et une basilique en ce lieu.
En fait, l'attitude des États vis à vis de la religion a varié dans l'espace et dans le temps, avec des conséquences diverses.
Au XXe siècle, Staline mettant le bien de l'État au-dessus de Dieu, le communisme a très vite créé une église libérale et moderne qui lui était soumise, mais inévitablement, le régime n'a pas pu supporter « les autres », et l'Etat est devenu antireligieux. Il y a eu plus de martyrs de la foi chrétienne sous le bolchevisme que depuis les premiers temps de la chrétienté. Là où se trouvait l'ermitage de saint Séraphin se trouve actuellement une ville qui exploite l'énergie nucléaire.
En Chine aujourd'hui, des mouvements religieux au sens étymologique, favorisant l'accès à la paix intérieure individuelle, sont implacablement écrasés par les autorités gouvernementales. Celles-ci reconnaissent toutefois sept religions, dont l'Islam. Mais dès que l'Islam paraît devenir politique, on tire sur la foule, comme à Ghuljal (= Yining pour les Chinois) au Xinjiang, lors de la révolte des Ouïgours en 1997.
Aux États-Unis, où le principe de démocratie et de liberté autorise une multitude d'expressions religieuses, le présent Président fait preuve de qualités chrétiennes comme le pardon des ennemis, la tolérance, la patience et la solidarité avec les plus pauvres, tout en se montrant accueillant envers l'Islam.
En Inde, le védisme perpétue le système des castes et s'oppose par conséquent au bouddhisme et au christianisme.
En Turquie, sous un gouvernement "islamique laïque", les citoyens orthodoxes sont privés de liberté, considérés comme des citoyens de deuxième catégorie, n'ayant pas droit aux emplois à l'Université, et devant payer plus d'impôts que les citoyens turcs. Leur exode est massif.
En Irak, Syrie, Afghanistan, les conflits tribaux, politiques et religieux contribuent au développement du terrorisme qui provoque un exode dépassant trois millions de personnes en trois ans.
Après l'effondrement des systèmes coloniaux et de grands systèmes totalitaires, après les génocides du siècle passé, les deux-tiers de l'humanité environ ont vu leur identité historique profondément bouleversée, leurs traditions remises en question, et la tension de la globalisation agir sur eux. Le cercle du monde est éclaté.
Dans une situation de crise, on peut s'éloigner de la religion. Un dicton juif dit : « Pas de pain, pas de Torah ». Les Hébreux exilés à Babylone ont clamé : « Comment chanterions-nous un cantique de l'Éternel, sur une terre étrangère ? » (Psaume 137,4)
En Grèce, où la globalisation a provoqué une grave crise économique (les gens ont perdu en moyenne 2/3 de leur pouvoir d'achat), les membres de l'Assemblée Nationale ont refusé, en 2014, de prêter serment sur la Bible, tandis qu'un Président non pratiquant a été élu.
La globalisation et le désir de liberté vont de pair avec une fragmentation de la société et un individualisme croissant, qui se marquent entre autres par la fragilité des familles, la multiplication d'appartements de plus en plus petits et d'innombrables lotissements qui occupent la terre cultivable, le déclin des institutions, de l'armée et de la politique etc.
D'une part, on voit se multiplier les associations solidaires, car « il n'est pas bon que l'homme soit seul ». Alors que les vocations à la prêtrise chutent, les vocations monastiques augmentent. D'autre part, certains ont besoin de ré-affirmer leur identité locale, nationale, soit par leur action politique xénophobe, soit en se réclamant de toutes ces petites traditions religieuses populaires.
Selon les époques et les gouvernements, il y a différentes religions et différentes laïcités. Il y a, par exemple, la religion des habitudes, de l'ordre de la morale et de l'éthique, et celle qui va acter une différence créatrice. Dans la Bible, le livre de Job nous montre que c'est une chose de se comporter en juste, comme le faisait Job, et une autre de connaître Dieu en esprit. Finalement, la religion au sens fort du terme, est constituée par ceux dont Jésus Christ a dit à Nicodème qu'ils sont renés d'eau et d'esprit, mais Nicodème n'a pas compris sur le moment (Jean 3,5).
Ne faisons pas d'amalgame en attribuant à la religion et encore moins à Dieu la montée du terrorisme. Au Moyen-Orient, les différentes factions de l'Islam se livrent à la guerre afin d'obtenir le pouvoir politique, soit-disant au nom de la « religion ». Les chrétiens, les juifs, comme les laïques, considérés comme infidèles, n'ont pas de valeur à leurs yeux. La source de leur violence n'est pas la religion, quoiqu'ils en fassent le prétexte.
Car la globalisation fait que les Écritures Saintes de beaucoup de religions sont aujourd'hui largement accessibles, par livres, par internet, par les réseaux sociaux. Cette facilité n'implique pas qu'elles soient bien comprises, et elles risquent d'être utilisées à des fins « sectaires », fanatiques ou politiques. Le diable ne cite-t-il pas lui-même les Saintes Écritures (Luc 4,5-6) ?
Comment éradiquer la violence dans le cœur de l'homme, qu'il soit religieux ou non, laïque ou apolitique ? Il est clair que la religion bien comprise ne saurait être terroriste. Au contraire, dans la plupart des religions, la violence est contenue par le sacrifice, qui contrôle la violence.
La filiation de l'islam, du judaïsme et du christianisme remonte à Abraham, père des croyants. La Bible hébraïque nous engage à l'étude plus qu'à la guerre, et à la modération plus qu'aux excès. Ainsi Isaac a accepté la volonté de son père ; il a préféré l'étude à la guerre. Jacob fut un homme de prière, un berger et un Patriarche… Le prophète Isaïe a eu une vision paradisiaque, où le loup et l'agneau broutaient ensemble (Isaïe 65,25). Par contre, quand les fils de Coré se révoltèrent contre Moïse, ils furent engloutis dans la terre (Nombres 16,32).
En tant que croyante, je peux témoigner que Dieu peut agir dans nos vies et que grâce à lui, notre humanité peut trouver un sens, au-delà des catastrophes ou du terrorisme. Pour trouver ce sens, on peut regarder en arrière mais pas y revenir, et il faut regarder surtout où nous allons. Celui qui était, qui est et qui vient, a affermi ses apôtres en disant : « Quand vous entendrez parler de guerres et de rumeurs de guerres, ne vous alarmez pas. » (Matthieu 24,26). La paix, il l'a donnée après sa mort et sa résurrection.
Il me semble que notre période de globalisation coïncide avec celle du grand passage. La liberté des plus riches est plus grande tandis que celle des pauvres se rétrécit. Il s'agit de passer par la porte étroite, qui pour moi, chrétienne, est le Christ. Il s'agit de préparer sa Pâque, son retour glorieux.
Notre époque correspond encore, dans l'Apocalypse de saint Jean, à la septième Église, celle de Laodicée, mot qui signifie jugement du peuple. Le Seigneur lui reproche sa tiédeur. Il lui conseille : « Achète chez moi de l'or purifié au feu pour t'enrichir ; des habits blancs pour t'en vêtir et cacher la honte de ta nudité ; un collyre enfin pour t'en oindre les yeux et recouvrer la vue.(…) Voici, je me tiens à la porte et je frappe. » (Apocalypse 3,18-20).
Le Christ est là, et Dieu suscite toujours des prophètes. Il a un plan de salut pour les hommes. Le Christ est notre rocher tandis que déferlent les vagues de l'océan des passions, dont, il me semble, la laïcité absolue est la couverture juridique.
Finalement, ne faut-il pas se garder de tous les absolus en politique ? La politique et le droit ne doivent-ils pas assurer à l'humanité un cadre qui lui permette d'accomplir sa vocation en Dieu ? La religion est en général un dernier recours, comme l'a dit Jean-Marie Donégani, lors du colloque "Religion et torture", Marseille, 21/11/2015 : « La religion est une force d'en-bas, une force de chaque cœur, une force de murmure qui parvient à couvrir les vociférations des tyrans, les hurlements des bourreaux et les cris des suppliciés. Précisément parce qu'elle proclame le royaume entre les hommes, parmi nous, meta umôn. Parce qu'une certaine foi peut chanter Ubi caritas et amor, Deus ibi est. »
Allons plus loin. Le mot laïc vient du grec laïcos, qui lui-même dérive du terme laos, signifiant « peuple ». Ce mot a pris un sens fort dans la Bible. En effet, Dieu a dit par la bouche du prophète Jérémie : « Je deviendrai leur Dieu et ils deviendront mon peuple. Chacun d'eux n'aura plus à enseigner son compatriote car tous me connaîtront. » (Hébreux 8,10-11).
A partir de là, le laïc est simplement un membre du peuple de Dieu, qui est choisi par Dieu, aimé de Dieu, oint par Dieu. Les premières paroles du Seigneur Jésus ressuscité à ses apôtres, le jour de Pâques, furent : « Recevez le saint Esprit. » (Jean 20:22) Et quand ils sont confirmés dans l'Esprit très Saint le jour de la Pentecôte, ce n'est pas à titre d'individus qu'ils le reçoivent, mais comme personnes, reliées les unes aux autres en tant que membres de l'Eglise. Ils ont un seul cœur, un seul Esprit, dans la diversité des charismes.
Citons ici le Père Cyrille Argenti, dans Soyons l'Église, Mediaspaul, 2016, p. 262 et suivantes :
« Ce don de la Pentecôte, l'Église le donne aujourd'hui à chaque croyant baptisé lorsqu'il remonte de l'eau, dans le mystère ou sacrement de la chrismation. Le laïc reçoit alors un caractère sacré. Ce mot (caractère) est dérivé du verbe grec charazô, qui veut dire « gravé ». Le caractère du Saint Esprit c'est l'impression, l'empreinte, c'est le sceau du Saint Esprit reçu lors de la chrismation ». (...) L'apôtre « Jean dit du croyant baptisé, chrismé, en s'adressant au Christ : « Tu as racheté pour Dieu, par ton sang, des hommes de toute tribu, langue, peuple ou nation. Tu en as fait, pour notre Dieu, des rois et des prêtres et ils régneront sur la terre. »(Apocalypse 5,9-10).
C'est donc un honneur de devenir des laïcs », ayant reçu un caractère sacré. Pour éviter l'éternel retour, ouvrons la porte de notre cœur au Christ, assumons notre responsabilité de laïc, invoquons le saint Esprit.
Élisabeth Hériard Dubreuil