Un père et une mère sont-ils indispensables au développement de l’enfant ?

Publié le par Garrigues et Sentiers

Antoine Duprez (AD) interroge le Professeur Jean-Pierre Visier (JPV)
pédopsychiatre, ancien chef du service de Médecine Psychologique
pour enfants et adolescents au CHU de MONTPELLIER

AD : Un argument fréquent contre l’adoption d‘enfants par des couples homosexuels est que la différence sexuelle des parents, un père et une mère, est fondamentale pour la structuration de l’enfant. Comme psychiatre, vous insistez surtout sur l’importance des émotions vécues par le jeune enfant et leur bonne ou mauvaise régulation par son entourage pour permettre à l’enfant de prendre conscience de lui-même et de sa différence avec les autres. Pouvez-vous préciser cette importance des émotions ?

JPV : Les émotions font partie des bio régulateurs nous permettant de survivre. Elles naissent dans le corps, déclenchées par un événement externe ou un état interne, physique ou mental. Elles se traduisent par des modifications physiologiques, des modifications comportementales, une « mentalisation » qui n’est pas systématique et apparaît de façon décalée. Elle traduit la prise de conscience par le sujet de l’émotion à l’œuvre chez lui. Il peut ainsi la ressentir, l’éprouver.

Le bébé éprouve précocement un sentiment de sécurité et de plaisir lié à la proximité avec ses donneurs de soin. En même temps il éprouve que ses besoins, ses émotions, peuvent ne pas être reconnus. Ses manifestations de plaisir ne sont pas relevées. Ses pleurs ne sont pas entendus ou pas compris, il reçoit un biberon alors qu’il n’a pas faim mais aurait besoin d’être consolé pour se protéger d’une émotion négative. Il est confronté à la notion de différence, avant de pouvoir se la représenter. Son sentiment de sécurité et sa représentation du sentiment d’exister dans la relation à l’autre se construisent en fonction de l’adéquation des réponses de ses donneurs de soins à ses besoins et à ses émotions.

Un bébé accompagné à son rythme, habitué à ce que son donneur de soin anticipe son besoin de ne pas se sentir seul, d’être consolé quand il semble en difficulté, peut accéder progressivement à un sentiment de sécurité dans la relation. Ressentir la proximité physique et émotionnelle de l’adulte est un besoin en soi, protecteur de stress. Le besoin de proximité évolue rapidement vers un besoin de relation avec des donneurs de soins privilégiés. Dès 6 mois c’est vers eux que sont dirigés préférentiellement les pleurs et les sourires. L’éprouvé de la différence et de sa gestion se poursuit avec le besoin progressif d’explorer les objets et les situations. Ce qui est plaisir pour le jeune enfant (de la chute répétée de la cuillère au pataugeage dans la boue...) peut déclencher pour le parent du déplaisir, de la tristesse, de la colère.

La socialisation ne naît pas de la stricte obéissance à l’adulte mais de la capacité des enfants à découvrir progressivement dans une succession d’expériences que leurs ressentis, leurs émotions comme leurs places peuvent être différents de ceux de leur parent et que cette différence est source de vie et pas seulement de danger.

Les limites ont un rôle d’organisateur dans la représentation d’un territoire spécifique à chacun et de la place de l’autre par rapport à ce territoire. Indispensables à la sécurité physique et psychologique de l’enfant, elles mettent à l’épreuve sa confiance envers le parent et aussi envers lui-même :

Ressentir qu’ils n’ont pas la même représentation d’une situation est occasion d’émotions, de surprise, de peur, d’angoisse, qui se traduisent explicitement (opposition, conflit, colère, retrait...) ou restent implicites (sentiment d’impuissance, de culpabilité, de honte, de rancune...).

La différence de ressenti liée à la place occupée et les conséquences qui découlent de cette différence sont marquées par l’exigence et l’interdit.

Face à une exigence, une reconnaissance par le parent des émotions de l’enfant et leur accompagnement l’assurent de sa continuité d’exister dans leur relation, malgré leur différence.

En même temps qu’il est confronté à un désir différent du sien, il se voit reconnaître la valeur de ses émotions propres, différentes de celles de ses parents. Il peut se représenter progressivement, autrement que comme un rapport de force qui met en danger la totalité de son être dans sa relation au parent, la différence entre le droit d’éprouver un désir (résultant de ses ressentis) et la possibilité de le réaliser. En même temps que la réalisation de son désir se heurte à des limites, son droit à un territoire spécifique et à une pensée personnelle lui est reconnu.

Il aborde, accompagné, la complexité et le paradoxe de la notion de différence. Il n’est pas « coincé » dans une situation binaire de « tout ou rien ». Il peut cheminer progressivement en sécurité dans la représentation de la continuité de son sentiment d’exister dans la relation au parent. Les bases du respect réciproque et de la confiance se jouent ici.

Les conflits sont inéluctables. Les ruptures qu’ils entraînent dans la relation sont des occasions d’apprentissage de la « réparation ». L’enfant vérifie que la manifestation de son désaccord n’a pas brisé sa relation avec le parent. Il n’est pas l’objet d’un rejet comme il aurait pu le craindre. Sa valeur n’est pas réduite à la valeur de son action. Commettre une bêtise n’a pas fait de lui un méchant. Un mensonge n’a pas fait de lui un menteur. Ils peuvent continuer à éprouver du plaisir ensemble, à éprouver des émotions communes.

Son fonctionnement renvoie aux modalités particulières selon lesquelles l’exigence est posée, en même temps qu’à l’atmosphère générale dans laquelle baigne la relation.

Les exigences des adultes témoignent de leurs émotions propres. Utilisées sans prise en compte des émotions de l’enfant, elles sont sources de confusion. L’enfant insuffisamment accompagné pour lui permettre de différencier son émotion de celle du parent est confronté à une représentation dangereuse de la différence :

- L’interdit de faire peut être perçu comme impliquant l’interdit de désirer, de ressentir ce qui a amené à désirer.

- L’exigence peut être ressentie comme une attaque du sentiment d’exister tel qu’il s’est construit dans la relation.

La différence renvoie là à un rapport de force et de pouvoir qui oblige l’enfant à renoncer à sa spécificité, ce qui est inacceptable, ou à l’affirmer dans l’opposition, ce qui peut être dangereux. Perdre l’amour du parent, risquer sa vindicte en s’opposant, cacher ce qu’il ressent ou le censurer sont les éventualités qui s’offrent à l’enfant pour tenter de préserver sa spécificité.

L’enfant est confronté progressivement à la différence dans des domaines et des situations multiples (alimentation, sexualité, âges, lieux de vie, parents, enseignants, éducateurs, modifications familiales...).

Ses expériences nouvelles sont perçues et interprétées en référence, en grande partie peu ou pas du tout consciente, à ses expériences antérieures.

AD : Vous voulez dire que la façon dont l’enfant aura vécu ses premières émotions avec son entourage conditionnera son évolution ultérieure ?

JPV : Effectivement, lorsqu’un accompagnement satisfaisant (explicite ou/et implicite) des émotions trouve sa place dans le processus éducatif, lorsque la réparation de la relation fonctionne de façon satisfaisante, la construction du sentiment que l’enfant a de lui-même dans le rapport à l’autre peut s’effectuer dans une relation de partenariat et non de concurrence. La construction d’un véritable répertoire émotionnel à travers ses expériences intersubjectives progressives garantit la spécificité de l’enfant à ses propres yeux comme à ceux d’autrui. L’accès aux représentations paradoxales de la différence l’introduit dans un monde où l’égalité n’est pas confondue avec la similitude.

Il pourra se représenter d’autant mieux la nécessité de la prise en considération et du respect des éprouvés d’autrui qu’il aura longuement expérimenté dans les exigences et les interdits portés par ses parents la reconnaissance de ses émotions. Il pourra d’autant mieux traiter les situations nouvelles en fonction de leurs caractères propres sans être envahi par des points communs avec des expériences négatives antérieures.

Lorsque ses émotions ont été négligées et que son territoire spécifique a dû s’établir prioritairement en opposition à l’adulte, l’enfant tente de préserver sa spécificité aux dépens de la place accordée à celle d’autrui ou/et de son propre développement. Une partie de ses forces est utilisée, de façon non consciente, à protéger un sentiment de lui-même régulièrement en danger de ne pas être reconnu ou d’être attaqué. La différence est alors ressentie prioritairement dans sa dimension de danger, les limites sont perçues comme des intrusions dont l’enfant tente de se protéger. Il tente de se ménager une place en se soumettant ou/et en s’opposant. Ce qu’il donne à voir renvoie aux contradictions en partie non conscientes qui le traversent et qu’il tente de gérer au risque de sa sécurité et de sa liberté et de celles d’autrui. Qui n’a pas appris à gérer la dimension paradoxale de la différence dans la relation parentale est en difficulté pour établir de façon partenariale ses nouvelles relations. Il se représente mal les émotions d’autrui, en tient peu ou pas compte, répétant ce qu’il a éprouvé dans un autre temps, un autre contexte. La différence dans la relation est vécue en terme de pouvoir (à craindre de l’autre ou à exercer sur lui) et non de partenariat. Cela peut faire l’objet d’un défi ou d’une soumission à l’égard de plus forts ou/et s’exercer avec prédilection à l’égard des plus vulnérables (oppositions, harcèlement des pairs, sexisme, racisme, mais aussi désinvestissement, dépendance, suivisme, inhibition...)

Au long du d éveloppement de l’enfant, toute expérience nouvelle génère des émotions et renvoie à la façon dont des émotions du même type ont été accompagnées dans des situations antérieures, dans un autre contexte (semblable ou totalement différent).

Quand cela a été mal vécu dans le passé, une situation nouvelle risque d’être vécue en référence plus ou moins exclusive à ces expériences passées sans tenir compte du contexte présent.

Au contraire, l’enfant qui sent reconnues sa spécificité et ses limites et a fait l’expérience de la différence dans un véritable partenariat peut être confronté à une situation nouvelle sans être débordé par le danger de voir attaquée la continuité de son sentiment d’exister. Il peut réparer cette rupture si elle se produit. Il a la possibilité de se représenter la source d’enrichissement dont est porteuse la différence sans ignorer sa dimension de danger.

Les modalités pour aborder des situations et des personnes nouvelles ont tendance à se répéter tout au long de l’existence sous des aspects multiformes. Chaque nouvelle information est modulée afin de devenir compatible avec les représentations (en grande partie non conscientes) que la personne a d’elle même. La souplesse de la modulation est liée à l’impact de la représentation de la différence telle qu’elle s’est construite dans l’histoire et s’exerce dans la situation.

Les modalités de protection établies pour s’assurer de sa continuité d’être dans le rapport à son donneur de soin ne sont pas immuables mais sont cependant d’autant plus ancrées qu’elles renvoient à des expériences précoces.

Elles ont tendance à se renforcer du fait de leur usage dans la mesure où l’adulte est tenté de répondre selon le mode que l’enfant lui propose alors que l’enfant tend ainsi à s’assurer de la justesse et de la solidité de ses éprouvés.

Il est donc essentiel que les adultes accèdent à une représentation adéquate des modes de fonctionnement de l’enfant, de la place de ses émotions, du sens de ses réactions et de la valeur de leurs propres émotions.

C’est la condition d’un accompagnement adapté de l’enfant pour lui permettre de se sentir reconnu dans la relation du présent, à travers les émotions qui s’exercent chez lui dans sa confrontation à la complexité du monde.

Cela offre la possibilité à l’enfant qui s’est construit « contre » l’adulte d’accéder progressivement, au prix d’une succession de doutes et d’incertitudes quant au risque d’abandonner ses protections, à une représentation renouvelée de la différence, garantie du respect de l’autre et de lui-même.

AD : Vous faites bien comprendre l’importance des émotions dans la construction de l’enfant ; je reviens à ma question de départ : dans ces conditions, la différence sexuelle des parents, un père et une mère, reste-t-elle fondamentale ?

JPV : Il est absurde de nier la différence des sexes et son importance. Mais il paraît peu pertinent de renvoyer la question de la représentation de la différence dans le développement de l’enfant à la seule différence sexuelle. Dans le regard des parents et du monde le fait que l’enfant attendu puis accueilli soit garçon ou fille n’est pas sans effet (on sait les difficultés entraînées par et pour les enfants au sexe non clairement déterminable).

La représentation de la différenciation du sexe des parents s’inscrit pour l’enfant progressivement dans un ensemble de comportements spécifiques à chacun dans la relation avec lui. Être un garçon comme papa, une fille comme maman a pris de tout temps une grande place. Mais se différencier de papa et maman, ne pas confondre mon ressenti et le leur, appartenir au même sexe et pouvoir ne pas être comme eux en les respectant et en étant respecté d’eux est le paradoxe fondateur que nous avons à vivre. La gestion de ce paradoxe inaugurée en début de l’existence va se poursuivre dans toutes nos relations. La différence des sexes est indispensable à la procréation humaine dans sa dimension biologique. Dans la dimension relationnelle, elle n’occupe pas du tout la même place d’exclusivité.

AD : Si je vous comprends bien, Freud a majoré la différence sexuelle ; l’essentiel est, d’après ce qui a été dit plus haut, que les donneurs de soin, différenciés entre eux surtout par leurs propres émotions, « aiment » cet enfant et lui fassent sentir : « nous sommes heureux que tu existes. Tu as le droit de ressentir le monde autrement que nous le ressentons, nous t’accompagnons dans une relation de partenariat asymétrique progressivement évolutive pour te permettre de te réaliser dans le respect de l’autre dans un monde en évolution ».

Publié dans Dossier La Famille

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article
S
Ce qui est bien souligné ici, c'est l'importance de la qualité des relations primaires du bébé à la mère ou à ses substituts.<br /> Est déterminante l'interprétation par l'adulte des ressentis de l'enfant, selon qu'elle est juste ou inadaptée, en particulier quand il y a projection par l'adulte de ses propres impressions et sentiments en lieu et place de ceux de l'enfant. Ce n'est pas pour rien qu'on  a pu dire que le bébé était une véritable &quot;surface projective&quot;.<br /> C'est à partir d'une base saine que se fera progressivement une différenciation entre soi et l'autre, au sortir de l'unité fusionnelle initiale. &quot; Toi c'est toi, moi c'est moi &quot;. Cette différenciation est essentielle dans la construction de l'Identité/altérité.<br /> Cela, toutefois, ne répond pas vraiment à la question posée relative à l'adoption des enfants par des couples homosexuels. Sans doute l'expérience clinique nous manque-t-elle encore pour pouvoir en parler avec pertinence.<br /> La question est double, car elle comporte celle de l'adoption d'une part (avec la différenciation entre parents biologiques et parents éducateurs ) et les problèmes que cela pose, notamment à l'adolescence, et puis celle de la spécificité homosexuelle du couple adoptant. De quelle manière  l'enfant, selon son propre sexe, va-t-il élaborer sa &quot;névrose infantile&quot; ( c'est à dire sa traversée du complexe d'Œdipe ) avec les identifications féminines ou masculines qui en résultent ? ou bien ne pourra-t-il  que répéter le même processus que celui de ses parents dans sa vie amoureuse :  rechercher toujours &quot;le même que soi&quot; (l'homo) et non le différent (l'hétéro.) ? C'est cette interrogation latente qui sous-tend, semble-t-il, la question posée.<br /> Simone Olivier
Répondre
F
L’altérité<br /> Ce texte insiste beaucoup sur la place des émotions et du ressenti dans la mise en œuvre des relations de l'enfant avec ses propres parents. En effet c’est important.<br /> Cependant, faire des émotions le fondement exclusif de sa personne me paraît excessif et faux. La représentation de la différence de sexes, chez ses parents, ouvre un espace nouveau et constructif dans le champ de ses connaissances et représentations. <br /> L’enfant est le seul être vivant, au sein des mammifères, à pouvoir accéder à la conscience de l’altérité ; altérité par rapport à ses proches intimes. Dans le champ de cet espace propre, l’enfant va pouvoir se construire progressivement, et aussi se reconnaître : dans son identité propre : je suis Marie, une fille comme maman, mais pas un garçon comme papa.<br /> Dans cet espace, pourront prendre place : la représentation de sa personne propre et de celles des autres, fondées sur une combinaison de ressemblances et différences qui permet alors d’accéder à la conscience de l’altérité, garante de la liberté des personnes humaines.<br /> Francine Bouichou-Orsini, anciennement directrice du Laboratoire de Psychologie de l’enfant à l’université d’Aix-Marseille.
Répondre