Zamenhof : utopiste ou visionnaire ?
La Pologne a donné à l’humanité un certain nombre de grands hommes universellement connus : Copernic, Chopin, Jean-Paul II, Lech Walesa et bien d’autres encore.
Mais un Polonais du XIXe siècle, assez peu connu, a laissé à l’humanité deux créations originales :
- L’une, que des millions d’humains utilisent encore de nos jours : l’espéranto (« internacia lingvo »), qui est une langue auxiliaire internationale.
- L’autre, qui a sombré complètement dans l’oubli mais qui mériterait d’en être tiré : l’homaranismo, qui se voulait une « supra-religion » qu’auraient pu adopter tous les croyants sans renier leur religion originelle.
Cet homme est Ludwik Lejzer Zamenhof (Louis Lazare Zamenhof).
Pour comprendre son cheminement intellectuel, il est indispensable de se rappeler le contexte et de connaître le déroulement de sa vie.
Sa vie
Zamenhof naît le 15 décembre 1859 à Bialystok, dans l’Est de l’actuelle Pologne. À l’époque, la Pologne n’existait plus ; elle était partagée entre l’empire russe, la Prusse et l’empire austro-hongrois.
Bialystok est alors un centre commercial actif où se croisent de nombreuses ethnies parlant différentes langues et pratiquant de nombreuses religions :
- Les occupants russes, de religion orthodoxe, imposent leur langue dans les relations avec leurs sujets.
- Lesquels, de confession catholique, parlent évidemment le polonais.
- Cette région a fait partie de l’ancien royaume de Lituanie et on y parle encore le lituanien.
- L’allemand sert de lingua franca pour les échanges commerciaux dans toute l’Europe orientale ; c’était un héritage de la Hanse. Les commerçants allemands, nombreux alors, sont protestants.
- Enfin, la communauté juive, très vivante à l’époque et dont Zamenhof est un des enfants, utilise le yiddish en famille et l’hébreu pour lire les textes sacrés.
La cohabitation est loin d’être harmonieuse car les langues utilisées et les religions pratiquées sont des marqueurs sociaux ouvrant la porte à une discrimination ouverte qui aboutit souvent à des pogroms.
Le jeune Zamenhof ressent profondément l’abîme d’incompréhension et de haine que creuse cette concurrence entre langues et religions des dominants (occupants russes, marchands allemands) et des dominés (sujets polonais, juifs du ghetto).
Le jeune Zamenhof est un étudiant brillant et polyglotte.
- Il parle le polonais, sa langue maternelle et le yiddish, utilisé en famille ;
- Son père lui apprend l’hébreu ;
- Il étudie l’allemand, le français, le latin et le grec au lycée.
La création de la langue internationale, l’espéranto
Tout en poursuivant ses études, il crée de toutes pièces une langue neutre, (qui ne soit ni celle des dominants ni celles des dominés), simple (ce qui n’est guère le cas du russe par exemple) mais pas simpliste (pour pouvoir être utilisée également comme outil culturel) : la lingvo internacia. Il veut en faire un instrument permettant aux peuples de mieux se comprendre et donc de mieux s’estimer.
Quand il part poursuivre ses études de médecine à Moscou en 1879, il laisse son œuvre à son père. Celui-ci, craignant que la police tsariste tombe sur ce qui pourrait être pris pour un code de communication entre comploteurs, détruit tous les documents.
Lors de son retour en Pologne pour finir ses études d’ophtalmologie, Zamenhof reconstitue son travail en l’améliorant. En 1886, il s’installe comme ophtalmologue à Varsovie mais il ne fait pas payer les patients pauvres et de ce fait sa situation financière sera toujours précaire.
Heureusement, il se marie en 1887 avec Clara Zilbernick qui partagera son idéal et dont la famille soutiendra financièrement le projet de langue internationale.
L’année de son mariage, il publie « la unua libro » (le premier livre) sur la langue internationale, rédigé en russe, polonais, français, allemand, anglais. Il le signe du pseudonyme « Dr Esperanto » (docteur qui espère), nom sous lequel sera mieux connue la langue internationale. Un coupon réponse est inséré dans le livre, incitant les lecteurs à lui faire part de leur éventuel intérêt pour la langue. Un millier de personnes retournent le coupon, s’engageant à apprendre la langue internationale.
En 1888, il publie « la dua libro » (le Deuxième livre) puis un supplément en 1889 et enfin en 1894 un dictionnaire espéranto traduit en 5 langues.
La langue se répand rapidement en Europe et le premier journal en espéranto est publié en 1889 à Nuremberg. Dans ce journal, Zamenhof soumet sa création aux critiques des lecteurs.
Pour tester sa langue, Zamenhof traduit des grands textes classiques, crée des poèmes, des chants et des textes en prose, rédige des exercices.
Il publi en 1905 le « Fundamento de Esperanto », qui synthétise les 16 règles de grammaire, propose des exercices d’apprentissage et fournit un lexique en 5 langues. Ce livre reste aujourd’hui la « bible » de l’espéranto.
La langue se diffuse assez rapidement dans toute l’Europe, en Amérique du Nord, en Chine et au Japon. Le premier congrès international réunit en 1905, à Boulogne sur Mer, 668 participants venant de 20 pays. Depuis, chaque année (hormis lors des guerres mondiales), les espérantistes se réunissent en congrès mondial dans une ville différente. Celui de 2010 a eu lieu à La Havane, celui de 2011 aura lieu à Hanoï.
La première guerre mondiale est un déchirement pour celui qui a toujours milité pour le rapprochement des peuples. Il meurt usé le 14 avril 1917.
Zamenhof était un homme passionné, humaniste, désintéressé et qui a toujours mis ses actes en accord avec ses convictions. Ainsi, il ne s’est jamais considéré comme propriétaire de son œuvre, laissant les espérantistes, représentés par une Académie, faire évoluer sa langue dès lors que sont respectées les 16 règles fondamentales (celles du « Fundamento ») qu’il avait proposées et qui avaient été ratifiées par les premiers utilisateurs.
La création d’une supra-religion, l’hillélisme puis l’homaranismo
Au delà d’un simple outil d’intercommunication, Zamenhof pensait que sa langue véhiculait une « idée interne », un idéal de paix, de justice, de tolérance et de fraternité.
En 1901, il fait paraître en russe un petit livre intitulé Hillélisme qu’il signe Homo Sum. Ce pseudonyme est inspiré d’un vers de Térence (poète comique latin vers 185-159 avant J.C.) sur le sentiment de la solidarité humaine : Homo sum : humani nihil a me alienum puto (Je suis homme : rien d’humain ne m’est étranger).
Zamenhof y livre ses réflexions sur l’enseignement d’un rabbin de Babylone, Hillel l’Ancien (Babylone vers 70 avant J.C. – Jérusalem 10 après J.C.) dont l’interprétation libérale de la Loi se heurta à celle, très rigoriste’ de Shammaï : « Aimez la paix, répandez-là, aimez les hommes [...] Si ne prends pas soin de toi, qui prendra soin de moi ? Mais, au contraire, si je ne pense qu’à moi, quel homme suis-je vraiment ? [....] Ce qui est haïssable pour toi, ne le fais pas à ton prochain, telle est la Loi. », telle était la Règle d’Or d’Hillel.
Zamenhof n’était pas un juif croyant et pratiquant mais plutôt un libre penseur. D’abord proche des mouvements sionistes, il s’en était éloigné, craignant leur extrémisme. Dans une lettre adressée en 1905 à l’avocat Michaux, il écrit que l’hillélisme consiste « à créer un pont moral capable de relier fraternellement tous peuples et toutes religions sans créer de nouveaux dogmes et sans qu’aucun peuple ait besoin de répudier sa religion actuelle » et « une unité religieuse qui embrasserait dans sa paix et réconcilierait toutes les religions existantes ».
Il définit un Credo :
« Je suis homme et les seuls idéaux qui existent pour moi sont ceux qui sont purement humains, proclame notamment l’hilléliste [...] Il est de mon devoir d’œuvrer à la disparition de tous les idéaux raciaux et nationaux [...] Je crois que tous les peuples sont égaux, que chacun a le droit de parler la langue qu’il veut et de pratiquer la religion de son choix, mais que, pour communiquer avec son prochain, il devrait, autant que faire se peut, employer une langue neutre, toute tentative d’imposer à d’autres ses propres langue et religion étant un acte de barbarie [....] Ma religion est celle de ma naissance, mais à son nom j’ajoute le mot « hillélisme » pour montrer qu’elle est en accord, selon moi, avec les principes de l’hillélisme, à savoir :
- Je reconnais l’existence de Dieu, chacun ayant toute liberté d’interpréter ce pouvoir supérieur comme il l’entend ;
- La règle fondamentale de ma religion est : “ comporte-toi envers les autres comme tu voudrais que les autres se comportent à ton égard et écoute toujours la voix de ta conscience ” ;
- Je suis conscient que chaque être humain professe une religion non pour l’avoir librement adoptée mais pour l’avoir reçue du milieu dans lequel il est né et que toutes les religions sont fondées sur des principes communs ; en conséquence, je suis conscient que personne ne peut être jugé pour son appartenance religieuse et que ses actes, bons ou mauvais, ne peuvent être attribués à sa religion mais à lui-même et aux circonstances de sa vie. »
Sa grande idée était de séparer les commandements ou les ordonnances des religions en deux catégories :
- la première regroupe les commandements de Dieu même, inscrits « dans le cœur de chaque homme sous la forme de la conscience » que l'on peut retrouver, sous sa forme synthétique, dans la Règle d'Or, le principe de Hillel.
- La seconde se compose d’un ensemble constitué de la sagesse, des mythes et légendes et des principes moraux conformes à la croyance de chaque individu.
Mais, craignant que les connotations juives de l’hillélisme ne l’enferment dans un dogme à l’usage des seuls juifs du ghetto, Zamenhof le rebaptise en 1913 Homaranismo.
Ce nom est en espéranto qui, étant une langue agglutinante et isolante, peut créer facilement des mots nouveaux par juxtaposition de racines:
Homo : l’Homme, ce qui donne l’adjectif homa (humain) ; Aro : groupe ce qui donne l’adjectif ara ; Ano : adepte ; Ismo : doctrine.
L’homaranismo n’aura guère de succès et se heurtera même à une franche hostilité des rabbins et même de certains espérantistes.
En effet, la plupart ne voient dans la langue internationale qu’un outil pratique de communication et rejettent ce qu’ils considèrent comme une manifestation déplacée de mysticisme du vieux maître. On pourrait les qualifier d’espérantophones.
D’autres défendent « l’idée interne », qui est une forme dépouillée de toute connotation religieuse pour éviter que l’espérantisme ne soit rangé parmi les mouvements sectaires. Enfin, les espérantistes regroupés au sein de SAT Amikaro retiennent parmi les apports de Zamenhof l’anti nationalisme et l’espéranto comme la langue du prolétariat de tous les pays.
Actuellement, il n’y a plus guère de propagandistes purs et durs de l’homaranismo.
Les bahá’i (ou bábī) considèrent cela d’un autre œil. La foi bahá’ie a été créée au XIXe siècle en Perse par Bahá’u’lláh (1817-1892). D’abord peu nombreux, ses adeptes seraient actuellement, malgré les persécutions, plusieurs millions à travers le monde.
Cette foi présente de nombreuses similitudes avec l’hillélisme et l’homaranismo. Il s’agit de dépasser les conflits raciaux, religieux et sociaux grâce à des principes moraux et philosophiques qui proclament le caractère nécessaire et inévitable de l’unification du genre humain. Le fondateur souhaitait une langue auxiliaire internationale qui préserverait les cultures et langues nationales. Son fils, Abdu’l- Bahá, ayant appris l’existence de l’espéranto, préconisa son utilisation. De nombreux bahá’i apprirent l’espéranto et, juste retour des choses, la fille cadette de Zamenhof, Lidia, adhéra à la foi bahá’ie et traduisit en espéranto les conférences parisiennes d’ Abdu’l- Bahá.
Pour Zamenhof, la langue internationale et l’homaranismo formaient un ensemble cohérent permettant d’abolir les barrières entre races, nations, langues et religions avec pour objectif l’établissement de la paix.
Zamenhof était-il trop en avance sur son temps ? Ou bien était-il un incorrigible utopiste ?
Le problème de la compréhension entre êtres humains de langues et de religions différentes subsiste et même s’aggrave.
Les solutions linguistiques et philosophiques préconisées par Zamenhof sont-elles toujours adaptées ? Chacun en jugera.
Frédéric Bourquin
Président du cercle culturel espérantiste
nîmois
Bibliographie
En français : L’homme qui a défié Babel, René Centassi et Henri Masson, Éditions Ramsay, Paris 1995.
En espéranto : Vivo de Zamenhof, Edmond Privat, The esperanto publishing Co Ltd, Chorleywood, Rickmansworth, Hertshire, Grande Bretagne 1967.
Nekonato : la Zamenhofa Homaranismo, André Cubel, Cercle espérantiste de l’Agenais, Laùte 47340 Laroque Timbaut 1985