Vous avez dit hospitalité ?
Dans la plupart des cultures traditionnelles l'hospitalité dans l'accueil de l'étranger est une valeur fondamentale. L'expérience douloureuse du séjour en Égypte et de l'Exil en terre étrangère renforcera chez Israël ce trait culturel et colorera fortement son expérience spirituelle. Israël gardera toujours vive la mémoire de l'éloignement de sa terre, de sa famille et de son temple et c'est d'expérience qu'il parlera du pauvre et de l'émigré. Sur un plan strictement humain, il s'agira d'être attentif et accueillant à l'étranger. Cependant l'expérience du chêne de Mambré donnera à cette expérience une réelle signification spirituelle, l'accueil de l'inconnu et de l'étranger devenant accueil de Dieu.
Jésus et les évangiles approfondiront cette intuition. Dieu est Celui qui visite l'humanité, c'est pourquoi l'accueil d'un homme peut devenir accueil de Dieu. « Un grand prophète s'est levé parmi nous et Dieu a visité son peuple » (Luc 7,16), « qui vous accueille m'accueille et qui m'accueille accueille celui qui m'a envoyé » (Matthieu 10,40). Tout l'Évangile suggère que la vie chrétienne est en fait une hospitalité donnée au Christ.
Dans notre monde contemporain le terme d'accueil a supplanté celui d'hospitalité. À première vue on pourrait les croire synonymes. Or, parler de l'accueil nous situe du côté de celui qui reçoit ; ce dernier est au centre de l'action, il en est maître jusque dans l'horaire même. Accorder l'hospitalité laisse l'autre entrer chez soi l'amenant à déranger ce qui pouvait être programmé. L'hospitalité comporte toujours une part d'inattendu, d'inconnu et entraîne d'inévitables déplacements.
Il me semble intéressant de relever que la langue française habituellement si précise utilise le même mot « l'hôte » pour désigner tout autant celui qui reçoit l'hospitalité que celui qui l'offre ce qui positionne l'accueillant et l'accueilli sur un même plan d'égalité. Offrir l'hospitalité serait donc tout autant recevoir que donner. Les deux partenaires sont dans l'échange, ce qui peut les conduire jusqu'à la communion l'étranger devenant l'hôte de celui qui le reçoit.
Dans notre société occidentale il apparaît aujourd'hui assez difficile de pratiquer l'hospitalité selon les us et coutumes des populations semi-nomades du Moyen Orient. Celui qui survient, inattendu dans notre quotidien, vient bouleverser un agenda déjà « surbooké ». Plus ma vie est affairée et programmée plus l'occasionnel voire l'incident est vécu comme dérangeant. Celui qui fait irruption dans mon monde constitue alors un véritable danger potentiel.
De plus, la précarité de l'homme qui arrive seul n'a pas de quoi inquiéter une communauté bien organisée mais lorsque les étrangers arrivent en nombre, issus de cultures et de mondes religieux bien différents les uns des autres, force est de constater qu'ils sont vécus comme menace pour l' emploi et la sécurité. Le réflexe de sauvegarde de sa propre identité associé à la nécessité de gérer des flux migratoires, pousse ainsi l'occidental à se replier dans la sphère du privé, vers l'isolement, la fermeture à l'autre devenu l'indésirable.
Peuvent retentir alors les mots de Jean Daniélou : « la civilisation a franchi un pas décisif et peut-être son pas décisif, le jour où l'étranger, d'ennemi (hostis), est devenu hôte (hospes). (...) Le jour où dans l'étranger on reconnaît l'hôte, ce jour-là, on peut dire qu'il y a eu quelque chose de changé dans le monde » 1, car si le degré de civilisation d'un peuple est proportionnel à sa manière de concevoir et de vivre l'hospitalité de l'étranger, l'accueil des étrangers, la société occidentale peut alors s'interroger ?
Enzo Bianchi, dans son livre J’étais étranger et vous m'avez accueilli, s'interroge quant à lui sur le devoir d'hospitalité en ces termes : « pourquoi offrir l'hospitalité ? Parce qu'on est homme, pour devenir hommes, pour humaniser sa propre humanité » 2. Il invite le lecteur à prendre conscience du fait que chacun de nous, en tant que personne venue au monde, est hôte de l'humain, faute de quoi l'hospitalité courra le risque de se réduire à des devoirs à accomplir. Or la vocation profonde de l'homme, l'accomplissement de son humanité se réalise à travers l'accueil de l'humanité de l'autre. Il nous invite à nous considérer hôtes de l'humain qui est en nous. « Le pauvre, le sans-abri, le vagabond, l'étranger, le mendiant, celui dont l'humanité est humiliée par le poids des privations, des refus et de l'abandon, du désintérêt et de l'extranéité, peut être accueilli lorsque je commence à ressentir son humiliation et sa honte comme les miennes, lorsque je comprends que la mortification de son humanité est la mienne propre ». L'hospitalité humanise en premier celui qui l'exerce : « celui qui n'a pas vécu la pitié pour l'humanité blessée et avilie dans l'autre n'a pas encore commencé à être véritablement homme » (Pierangelo Sequeri).
L'hospitalité comme sacrement du frère
Jésus quant à lui s'identifie à ceux qui sont dans le besoin : les affamés, les assoiffés, les étrangers, ceux qui sont nus, les personnes en prison. « Chaque fois que vous l'avez fait à l'un de des petits qui sont mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait » (Matthieu 25,40). L'amour de Dieu et l'amour du prochain se fondent l'un dans l'autre : dans le plus petit, nous rencontrons Jésus et en Jésus nous rencontrons Dieu.
À travers l'hôte et en lui c'est le Christ qui est accueilli ou repoussé, qui est reconnu ou méconnu, comme du temps de la venue chez les siens. Ce n'est pas seulement lors de sa naissance qu'il n'y a pas eu de la place à l'hostellerie (Luc 2,9) c'est jusqu'au bout de sa vie que le monde l'a méconnu et que « les siens ne l'ont pas reçu » (Jean 1,9s). Le prochain est celui en qui Dieu se révèle, en particulier le pauvre, l'abandonné. Créés à l'image de Dieu, fils du même Père, nous sommes membres de la fraternité universelle et l'amour de Dieu est indissociable de l'amour du prochain. L'étranger devenu proche devient rencontre de Dieu.
Et c'est là que je m'interroge. Ne risque-t-on pas trop vite d'en déduire que lorsque je rencontre l'autre, que je l'embrasse, j'embrasse Dieu ?
Je suis convaincue qu'une rencontre de « l'ici-bas » vécue en vérité et humilité est signe pour aujourd'hui de la Rencontre de l'Au-delà. Dieu s'y révèle car Dieu est là, présent dans toute rencontre véritable. Dieu se fait proche dans la rencontre de l'autre et toute rencontre peut devenir lieu de l'action de Dieu. Or, si Dieu est au cœur de la rencontre, certains commentaires de l'évangile en Matthieu 25,35-36 peuvent décliner cette interprétation hâtive en divinisant trop vite notre regard.
La phrase de Saint Augustin, « celui-là seul est chrétien qui, jusque dans sa maison et dans sa patrie, se reconnaît pèlerin et pratique l'hospitalité pour arriver par elle jusqu'à Dieu », m'apporte un éclairage salutaire. Dans ces deux mots « par elle », je comprends combien la rencontre est une voie royale pour arriver à Dieu, elle me dit quelque chose de la rencontre de Dieu. Mais dans la relation qui s'établit c'est avant tout la personne pour ce qu'elle est que j'accueille, qui existe pour elle-même et par elle-même. C'est au cœur de la rencontre, dans l'entre-deux de la relation que la joie, la paix, fruits de la présence de l'Esprit, signent Sa Présence. Il habite la rencontre et la relisant je peux alors Le reconnaître comme compagnon : « notre cœur n'était-il pas tout brulant » nous rapportent les disciples d'Emmaüs.
Accueillir l'Hôte intérieur
À l'époque de Jésus le Nazaréen l'hospitalité se traduisait en gestes bien spécifiques : on lavait les pieds de l'étranger, on honorait sa présence par le parfum et enfin on l'invitait à se joindre à sa table. Une visite chez Simon le Pharisien et le geste d'une femme en rend compte (Luc 7,36-50).
Dieu a visité son peuple, l'incarnation est la visite par excellence d'un Dieu qui n'a pas voulu rester étranger à l'histoire humaine et qui s'est rendu proche. Aujourd'hui encore le Christ en son église, continue à proposer ces signes d'accueil par le bain du baptême, l'onction de la confirmation et la table eucharistique : sacrements de l'initiation.
Aujourd'hui encore, de jour comme de nuit, il se tient à la porte du cœur de l'homme : « Voici que je me tiens à la porte et je frappe ; si quelqu'un entend ma voix et ouvre la porte, j'entrerai chez lui pour souper, moi près de lui et lui près de moi » (Apocalypse 3,20).
Saurons-nous lui offrir l'hospitalité ?
1 - Pour une idéologie de l'hospitalité, Vie
Spirituelle, 367, 1951, p. 340
2 - Enzo Bianchi : J étais étranger et vous m'avez accueilli - Lessius – Cerf, p. 84