Vous avez dit charité ?
Dans notre société laïque occidentale, le terme oeuvres de charité cher à nos grands-mères n'a guère bonne presse et cependant les actions et associations caritatives fleurissent. Solidarité a remplacé charité, caritatif a supplanté charitable et la morale laïque préfère l'humanitaire à l'agapé.
Quel que soit le terme employé, l'homme contemporain ne s'est jamais tant attaché à construire une société solidaire : le système des retraites, la sécurité sociale, le RSA, les Restos du coeur, même si la période de crise actuelle fragilise ce que l'homme laïc a mis en place.
Le chrétien qui coude-à coude s'engage avec d'autres au service des plus fragilisés va être, quant à lui, amené à réfléchir sur la charité comme vertu théologale, car pour lui l’engagement caritatif s'enracine dans sa foi en Dieu révélé en Jésus Christ. Pas de réflexion sur son action sans pensée théologique, c'est-à-dire sans une mise à jour de sa représentation de Dieu.
La théologie dogmatique nous a appris à penser la création en termes de devenir, car cette dernière n'est pas terminée et, à un niveau personnel, familial, communautaire et sociétal cet inachèvement invite l'homme à contribuer à l'œuvre de Dieu pour que la société humaine soit davantage conforme à Son projet.
Or, par expérience nous savons que nous ne naissons pas à notre propre identité en un seul jour et que, bien souvent, la présence cordiale –“charitable” – de frères y a contribué. Nous avons eu besoin à certains moments de notre existence d’être d’abord relevés, puis d’être épaulés pour (ré)apprendre à marcher.
Aussi est-ce bien dans leur rôle qu'à Lourdes les évêques français lançaient à tous les chrétiens un appel à la solidarité à vivre comme une urgence : « La solidarité est une des composantes actuelles de la charité... Le développement doit être intégral. Il est impossible d'en dissocier les aspects matériels et spirituels... Il faut prendre conscience de la complémentarité profonde qui existe entre le partage avec les plus pauvres et la promotion des droits de l'homme. Ces droits sont autant politiques, culturels et religieux qu'économiques... » (déclaration de la Conférnce épiscopale française - 1988).
Dès les débuts de la vie de l'Église, la lecture de l'Écriture nous dévoile que cette solidarité est d'abord matérielle : les communautés chrétienes vivaient une réelle solidarité entre elles et il leur était impensable d'en laisser une dans le besoin tout en se prétendant fidèle au Credo. La lettre de Jacques (en particulier le chapitre 2) proclamée dimanche dans toutes nos assemblées s'en fait l'écho de manière on ne peut plus explicite.
La mission des chrétiens, encore aujourd’hui, est de vivre la solidarité avec les plus faibles, les plus démunis. Le respect, la défense et la promotion de la dignité de tous les hommes, de tout l'homme, depuis sa conception jusqu'à sa mort, en passant par l'éducation, le travail, la famille, en y incluant les immigrés, sont des appels à vivre dans nos communautés. Nous avons à construire une société toujours plus harmonieuse, apte à assurer à tout homme et à chacun les chances de devenir acteur de son propre développement.
L'action caritative, ou dit autrement : l'exercice de la charité, n'a pas pour le chrétien son sens en lui-même, car pour lui la relation d'aide met en visibilité une certaine façon de concevoir sa foi et son espérance. Sa réflexion à la lumière de l'EÉvangile, avec l'aide de l'Esprit et dans la prière, l'amènera à redéfinir les finalités et les valeurs que veut signifier son engagement .
Nous croyons en un Dieu qui a le souci de l'homme et qui nous invite, à notre tour, à prendre soin de l'homme. Notre espérance est de croire qu'un monde où se vit la détresse, l'abandon, l'exclusion, ne correspond pas au désir de Dieu.
Nous croyons que Dieu est Père, que le Christ est frère et que nous sommes tous enfants de Dieu et donc bien-aimés de Dieu.
Autrement dit, relever quelqu'un dans la rue, aider l’homme, le malade, le prisonnier, l'étranger, l'immigré, l’exclu, aussi bien qu’intervenir lorsque la dignité de l'homme est bafouée, c'est déjà dire, en acte, à celui que l’on ose rencontrer : “tu es aimé de Dieu”.
Participer à la re-création d'un homme ne peut se faire en un jour; un long compagnonage est nécessaire. Il s’agit d’abord de parer à l’urgence, avec ou sans, dans un premier temps, la collaboration immédiate de celui qui se noie. C'est sans doute inconscient que le blessé de la route a été hissé sur la monture du Samaritain. Celui-ci a d’abord fait pour lui ce qu'il était sans doute dans l'incapacité momentanée de faire par lui-même. Il n'a sans doute rien demandé à cet homme ni rien attendu en retour ; simplement, il a vécu la gratuité de la charité. Viendra peut-être le temps du compagnonage sous le signe du partage, du dialogue, de l’éducation...
Il faut neuf mois pour que de l’ovule fécondé surgisse le nouveau-né. Combien de jours, de mois, d'années pour contribuer à la renaissance d’une vie bafouée ? L'enfant qui apprend à marcher, et c’est son à venir, a dû quitter le confort des bras protecteurs pour, dans la confiance des bras tendus de sa mère, se jeter en avant. Mais que de chutes, avant qu'il ne puisse s'élancer vers sa propre vie et marcher à son propre rythme !
Alors oui, le prendre soin n'est pas l'assistanat qui asservit l’un et l’autre des partenaires. Installer une relation du faire pour l'autre ne respecte ni l’un ni l’autre. Mais, comme l'Ecclesiaste (Qohelet) nous le rappelle, il y a un temp pour tout. La première étape est bien celle d'oser la rencontre, d’aller au devant de ceux qui peinent et leur demander "de quoi parliez vous en marchant ? "(Luc 24), “monter sur leurs chars” (Actes 8,26-40), “y rester 3 mois” (Luc 1,56) pour que de la rencontre puisse surgir la Vie.
Pendant tout le temps de la marche, chacun se laissera transformer par l’autre, car il s’agit aussi d’accueillir du blessé de la route tout ce que ce dernier est en capacité de m’offrir dans tous les boulevesements, déplacements, conversions de toute rencontre authentique.
Dieu désire l'homme autonome, sujet de sa propre existence en capacité de nager sans peur dans l'étendue des océans. La nécessité d'apprendre à nager à l'homme qui se noie ne dispense pas de lui lancer au moment opportun la bouée salvatrice. À trop regarder l’horizon, on court un risque – peut-être grand – de ne pas voir celui qui est juste à distance d’un bras tendu et qui, alors, s’enfonce...
La porte d’acès à la construction de l’être c’est la charité... Seul celui qui se sait aimé, en actes, dans des moments de détresse extrême et tout au long de sa lente restauration, aura la possibilité de s'aimer lui-même et retrouvera la dignité.
Parce que le chrétien croit en cet amour créateur, désiré par Dieu, il saura aimer à temps et à contre-temps, et poursuivra ainsi l'œuvre de création de Dieu.
Je ne sais si le concept d'une vraie charité chrétienne existe mais je veux laisser résonner en moi ces propos : "toute notre religion n'est qu'une fausse religion et toutes nos vertus ne sont que fantômes, et nous ne sommes que des hypocrites aux yeux de Dieu si nous n'avons pas cette charité universelle pour tout le monde, pour les bons comme pour les mauvais, pour les pauvres gens comme pour les riches, pour tous ceux qui nous font du mal, comme pour tous ceux qui nous font du bien... Celui qui a la charité, celui qui la possède, est sûr que le ciel est pour lui ! Cest le bonheur que je vous souhaite." (Père Jean Marie Vianney).
Au moment où nous vivrons la Rencontre pour laquelle nous sommes créés nous sera posée une question, une seule : “as tu aimé ? ”car l’agapé se dit aussi : charité.
Nathalie Gadéa