Vivre sa mort
Étonnant ce titre qui s'est littéralement échappé des touches de mon clavier et qui s'impose désormais en tête de cette page blanche.
En effet, juxtaposer au nom commun de la mort le verbe vivre peut paraître bien incongru dans notre société occidentale qui met tout en œuvre pour écarter la mort de son champ de vision.
Les deux lettres S et A précédant le mot mort du titre choisi – vivre sa mort – oriente le regard du lecteur sur l'horizon de ma réflexion. Il ne s'agit pas pour moi de parler du concept de la mort et de dire comment, grâce à des recettes que nous n'aurions qu'à appliquer, nous pourrions réussir notre sortie, comme l'artiste qui a bien répété et proclamé son texte est assuré de vivre la standing ovation.
Il s'agit d'envisager personnellement cette étape de l'existence, propre à chacun d'entre nous.
Or, chacun sait qu'un jour la mort viendra mais cela ne reste pour nous qu'un pur savoir, idée flottante qui passe en notre esprit sans aucunement prendre racine en nous.
Et pourtant...
Face à la mort inéluctable, la grande affaire de chacun ne serait-elle pas de s'exercer à l'apprivoisement de cette grande étape du mourir comme acte ultime d'un sujet libre en capacité de choisir ?
N’aurions-nous pas à employer nos forces vives à cette tâche finale ?
L'accompagnement d'être chers, leur façon de vivre leur maladie même si la santé n'a pas triomphé, m'a permis de comprendre que vie et mort sont deux partenaires accouchant de la Paix lorsque la parole s'est faite compagnon de route.
Léon Burdin, jésuite, aumônier de Villejuif, un des grands hôpitaux européens de lutte contre le cancer, a nommé son livre Parler la mort, des mots pour la vivre. À travers toutes ses différentes rencontres avec des patients atteints de cette maladie bien souvent mortelle il témoigne que seule la parole rend authentiquement humain ce qui, sans elle, ne resterait que le destin commun de toute espèce animale : la mort.
Le cancer est une maladie bien particulière : elle livre pour sa vie entière la personne à la perspective de sa mort. Pour Léon Burdin « le cancer, c'est l'intrusion de la mort dans le présent de la vie ». Or la croyance s'est imposée, telle un dogme, que cette confrontation à la mort devait rester muette, comme si consciente et déclarée la parole devait ruiner tout élan pour vivre et lutter, générant automatiquement le désespoir. L'entourage impose donc le mutisme au nom de l'amour, de la charité, voire de la simple humanité.
Le « mourir » ou « la mort parlée »
Avoir reçu le cadeau de côtoyer la mort parlée nous a rendu témoin des fruits de vie qu'elle a générés. Il ne s'agissait pas de refuser ou de se laisser surprendre par la mort mais d'envisager comme un vivant le « mourir » qui s’annonçait.
Nous souhaiterions clarifier deux notions que le langage courant distingue mal ; alors qu’elles ne renvoient pas tout à fait à la même réalité : d’une part « la mort » et « le mourir » d’autre part.
Pour Léon Burtin « le mourir » désigne cette dimension particulière dans laquelle s’inscrit la mort chez l’être conscient et libre qu’est l’homme » (ibid. page 69). Si le mot mort peut s’employer de manière identique pour l’homme, l’animal ou une plante, « le mourir désigne l'ensemble cohérent de ces actes éminemment personnels par lesquels l'homme saisit laborieusement la possibilité de faire sienne cette réalité qu'il n'a pas choisie mais qui le concerne pourtant au plus haut-point : sa mort » (p.71). « Le mourir » dont il s’agit, dépasse largement l’instant repérable du bout de l’existence. La plupart du temps, cet événement final de la vie l’homme a la faculté de l’envisager, de le craindre, de le préparer, de l’attendre ou de s’y opposer. Tout cet avant de la mort n’est pas pris en compte par le seul concept de « la mort ». « Le « mourir » devient l'acte ultime de vie, cet excès humain de la mort lorsque celle -ci se produit chez l'homme », cet être parlant. (ibid. page 70)
« Il ne s'est pas vu mourir » dira-t-on de la fin d'un homme mort accidentellement. Il arrive même que son entourage s'en réjouisse. Dans cette fin de vie pas de mourir ; la mort seule a fait son œuvre. Or, accepter sa mort lorsque l'heure est venue ne serait-il qu'une œuvre négative d'abaissement ou de renoncement ? Ne serait ce-pas la possibilité d'ouvrir en soi et pour nos proches une source d'où peuvent jaillir paix, force et souveraine liberté ?
« Il n'a jamais rien dit, il ne nous a jamais parlé de sa mort », entend-on parfois comme éloge funèbre. Ce silence considéré par l'entourage comme signe éloquent de courage et de grandeur, ne serait-il pas l'expression muette et stérile d'un immense désarroi intérieur ?
Vécue dans le secret du mutisme, cette mort qui vient à la rencontre du malade n'alimente pas en lui le débat intérieur lui permettant de vivre sa mort et d'en faire un parcours pleinement humain, son itinéraire ultime de vie. Ce silence souvent imposé exclut l'entourage de la grandeur de partager les émois et les espoirs, l'allégresse et la désolation de celui qui part.
Il combat alors, seul, isolé dans le silence, voire le mutisme, le plus total.
La parole, lorsqu'elle est partagée et choisie, permet de communier à la paix ou à la peine qui trouble le cœur, au courage, à la lutte, au renoncement de l'être aimé. Le condamner au silence n'est-ce pas le laisser couler, noyé en son propre abîme ? « Il eût été salutaire pour lui d'affronter l'ouverture du discours, de parler de son départ, d'en imposer aux siens l'évidence qui est la sienne, salutaire même de courir le risque de blesser, de faire couler les larmes de proches ; et d'oser offrir ainsi aux siens le cadeau de ses propres larmes » (ibid. page 178).
Même perdue, la vie n'est pas achevée. Le cri du nouveau-né signe l’entrée en communication avec le monde dans sa venue à la vie. Dépasser l’interdit de la mort de notre société c’est ouvrir largement les voies de communication entre celui qui part et ceux qui restent.
Tant que tout n'est pas accompli, il reste tant à vivre
Consentir
Lorsque la maladie s'est installée au cœur de l'existence, elle place l'homme dans un combat d'autant plus difficile qu'il est solitaire. Prenant appui sur les paroles scientifiques et les ressources d'espoir que lui procure le corps médical, il est incité à combattre tout en étant rongé au fond de lui par l'angoisse du « je vais mourir » qui ouvre au renoncement et à l'abandon.
Comment l'aider à conjuguer en lui l'inconciliable et l'apparemment contradictoire : marcher de façon équilibrée en prenant appui sur l'espoir de guérir qui se doit d'engager toutes ses forces, tout en s'ouvrant à l'espérance du consentir au réel du mal qui prend la main ?
Vouloir guérir ! Oui, mille fois oui et pourtant, en même temps œuvrer à la rude tâche du consentir au mortel de notre existence.
Ces deux démarches sont indissociables pour que vive la vie jusque dans les instants ultimes et s'abandonner, s’il est croyant, entre les mains de Dieu à chacune des étapes de ce combat pour la vie, jusque dans son mourir même.
Marcher sur ses deux pieds dans la réalité de la terre du mont des Oliviers ; tout à la fois « que ce calice s'éloigne de moi » et « que Ta volonté soit faite ».
La parole échangée, souvent dans les larmes, facilite le passage. Jouant le rôle d'accoucheur ou de sage femme, l'entourage vit alors la difficulté mais aussi la joie de voir jaillir la vie du sein de la mort.
Oser « parler la mort », n'est-ce pas là la chance donnée, offerte tout autant à celui qui part qu'à celui qui pleure l'être aimé, d'accueillir une autre vie restée si longtemps en attente ?
Notre comportement face à la mort, vivre le mourir, mourir en vivant, ne peut ni se copier ni se conquérir à la force du vouloir. Il exige de nous un chemin intérieur personnel à trouver et à suivre. La parole d'un compagnon nous interpellant sur le chemin, appelant notre propre parole d'homme, nous ouvre à la Vie dans un lâcher prise pour un abandon au réel (Luc 24).
Aujourd'hui, le souci de celui qui meurt est rarement « le repos éternel » ni son avenir après la mort ou sa destinée personnelle. Son souci premier est le plus souvent ceux qu'il laisse. C'est pourquoi il est d'autant plus nécessaire que la mort ne soit pas un effacement silencieux. Partir en parlant c'est inviter les siens à reprendre la toile inachevée qu'on leur lègue et leur demander de la tisser de leur propre fil après le départ.
À l'approche de la mort tout homme est convié à s'établir dans un nouveau rapport aux êtres qu'il quitte ainsi qu'au monde qu'il a connu. « Cette expérience n'est pas réservée aux hommes d’exception. À sa manière chacun peut faire fleurir la mort pour les autres et les aider ainsi à vivre l'après » (ibid. page 225)
Le mourir est la pointe du vivre. Ce qui paraissait impossible devient impératif, le pardon que l'on refusait de donner s'impose soudain, le ressentiment qui emprisonnait libère enfin des liens mal tissés.
La veille de son départ, dans son mourir consenti, Jésus par ses paroles fortes, laisse ouverte la voie de l'amour au delà de la séparation : « Mes petits enfants, je ne suis plus avec vous que pour peu de temps. Je vous donne un commandement nouveau : aimez-vous les uns les autres », « je reviendrai et je vous prendrai avec moi, et là où je suis vous y serez aussi », « je ne vous laisserai pas orphelins, je viens avec vous », « je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix » et sur la croix, en ses moments ultimes, il confie les uns aux autres les deux êtres qui lui sont si chers pour qu'ils se soutiennent mutuellement. Douleur du mourir et Joie pacifiée de la naissance. Douleur de la naissance et Joie pacifiée du mourir.
À travers ces paroles, quelques heures avant sa mort, Jésus a écrit l'avant-dernière page de la Vie pour qu'à notre tour nous sachions vivre et donner la vie dans un « mourir » consenti.
Il est essentiel de parler en amont de nos derniers instants car c’est alors que ce testament parlé donnera le sens plénier à l'ensemble de notre existence. Ces derniers mots reprendront, corrigeront, achèveront tout ce que nous n'avons pu dire ou écrire. Comment rester jusqu’au bout sujet de notre existence si nous en excluons ses derniers instants?
Nous sommes appelés à écrire jusqu’à la dernière page de notre vie. Notre « mourir » peut encore donner vie.
Parce que nous en avons été témoins et que nous en vivons encore, nous l’affirmons : Vivre sa mort c’est possible !
Nathalie Gadéa