Vivre la naissance du monde
Les Éditions du Cerf viennent de publier une Encyclopédie des mystiques rhénans qui constitue un ouvrage de référence pour tous ceux qui s’intéressent à ce grand moment de la pensée mystique de l’Église d’Occident. Pour cette école de théologie du XIVe siècle, dont le dominicain Maître Eckhart fut le chef de file, l’expérience mystique est celle de la réalité ultime. Bien loin de s’évader dans des considérations abstraites, il s’agit, y compris dans les aspects les plus humbles de la vie, de percevoir la gratuité radicale qui la fonde. Pour lui, « la vie est en elle-même noble, joyeuse et forte » 1, car ce fondement est toujours présent. C’est nous qui sommes, le plus souvent, absents.
On comprend alors que le thème majeur de l’œuvre d’Eckhart soit celui de l’éveil et de la naissance. Pour lui, Dieu se définit comme la source de tout engendrement : « Si l’on me demandait ce que fait Dieu dans le ciel, je dirais : il engendre le Fils, il l’engendre sans cesse dans sa nouveauté et sa fraicheur » 2.
Dès lors, la seule expérience possible à ses yeux de ce qu’on nomme Dieu « c’est de le saisir dans l’accomplissement de la naissance » 3, naissance, précise-t-il qui « ne se produit pas une fois dans l’année, ni une fois dans un mois, ni une fois dans la journée, mais en tout temps » 4. Cette capacité de percevoir les êtres et les choses dans leur étant naissant et non dans leur désignation abstraite est aussi le cœur de l’expérience poétique. Chez Eckhart, c’est l’accès à ce qu’il nomme « la plus haute vérité, sans être entravé par toutes les œuvres et toutes les images dont on a jamais eu connaissance, dégagé et libre, recevant sans cesse à nouveau, en ce maintenant, le don divin » 5.
Cela le conduit à exprimer cette prière : « je prie Dieu qu’il me libère de Dieu » 6 tant les religions et les systèmes philosophiques ont généré des idoles conceptuelles ou moralisatrices qui masquent le jaillissement du don créateur toujours à l’œuvre.
Il me paraît particulièrement significatif que la seule prière que le Christ ait enseignée à ses disciples ne comporte pas le mot « Dieu ». Le « Notre Père », que « nous osons dire », peut-être n’en mesurons-nous pas le caractère iconoclaste par rapport aux représentations du divin qui encombrent nos consciences. Il nous apprend qu’il n’y a pas de rapport authentique à Dieu qui fasse l’économie de la conscience d’une filiation et d’une fraternité universelles.
Si le christianisme est autre chose qu’un « supplément d’âme » pour le crépuscule d’un Occident tétanisé, tel un vieillard possessif sur ses possessions, il peut, dans la crise que nous vivons, être un chemin vers de nouvelles naissances.
Pour Maître Eckhart, la vie éternelle annoncée par l’Évangile n’est pas un « repos éternel » car, pour lui, « la particularité de l’éternité, c’est que l’être et la jeunesse sont un en elle » 7.
Bernard Ginisty
1 – Maître Eckhart : Sermons Tome 3 sermon 78, Éditions
du Cerf, 1979, traduction de Jeanne Ancelet-Hustache, page124.
2 – Id. Tome 2, sermon 31, page
9
3 – Id. Tome 2, sermon 48, page
113
4 – Id. Tome 2, sermon 37, page 44
5 – Id. Tome 1, sermon 1, page 47
6 – Id. Tome 2, sermon 52, page 148
7 – Id. Tome 3, sermon 83, page 151. Comment ne pas songer aux premiers vers du poème d’Arthur Rimbaud intitulé
L’Eternité :
Elle est retrouvée. Quoi ?
L’Éternité.
C’est la mer allée
Avec le soleil.