Vivre de deux traditions
Bouddhiste d’origine, convertie à la foi chrétienne à l’âge de 36 ans, je fais partie de ces personnes marquées par deux traditions spirituelles. J’appartiens, aujourd’hui, au Christ, mais j’ai été structurée en tant que femme par la tradition bouddhique. Cette dernière constitue ainsi ma première demeure. Réfugiée politique, arrivée en France en 1980, j’ai obtenu la nationalité française en 1989. Le Cambodge reste à tout jamais ma terre natale, sa culture continue à m’accompagner sur la terre française. La Française n’a pas rejeté l’Asiatique, la chrétienne n’a pas congédié la bouddhiste, selon la belle expression d’un ami théologien, Christian Salenson.
Quelques problématiques se posent alors, à toute personne reconnue comme ayant double culture :
- Vivre de deux traditions consiste-t-il à naviguer d’une tradition à une autre, en ayant comme seul critère le surcroît d’être ?
- Est-ce qu’on appartient à deux traditions comme on appartient à deux associations ? On va à l’une, on va à l’autre selon son envie, selon son humeur ?
- Dans mon cas personnel, suis-je un être spirituellement hybride, bouddhiste et chrétien ?
- Où se trouve alors, l’unité de ma personne ?
Mes expériences de femme, femme immigrée, femme disciple de Jésus-Christ m’amènent toujours à me présenter, non comme « bouddhiste et chrétienne », mais comme « une chrétienne catholique venue du bouddhisme ». Sur le plan de la citoyenneté, je ne suis pas que Française, mais une Française venue d’ailleurs. Nuance importante ! Cette présentation permet de poser, en connaissance de cause, mon appartenance à une communauté, sans nier mon origine.
Vivre de deux traditions suscite tout naturellement le problème identitaire. La mobilité des personnes, une des caractéristiques de la mondialisation, rend possible les échanges entre cultures et traditions spirituelles. Mais elle provoque aussi la perte des repères identitaires dont chacun de nous a besoin pour construire un parcours personnel cohérent.
Vivre de deux traditions demande à prendre au sérieux une dimension de l’être qui hante la modernité : celle de l’identité véritable, de la « maison » terrestre où les hommes rêvent d’installer leurs pénates 1.
Vivre de deux traditions, c’est accepter de vivre une mutation profonde de son identité. Cela demande du temps, de la patience et de l’accompagnement. C’est une quête existentielle exigeante. Dans la tradition bouddhique, on parle de transmutation quand une nouveauté surgit de la cassure, de la rupture. Cette transmutation est symbolisée par la fleur de lotus qui sort de la boue nauséabonde pour s’épanouir dans une beauté délicate.
La chrétienne venue du bouddhisme, la Française venue d’ailleurs, partagera d’abord les ruptures identitaires. Elle pointera en deuxième temps la transmutation qui lui donne à recevoir dans sa vie, ici et maintenant, cette phrase de l'apôtre Paul : « Frères, vous êtes ressuscités avec le Christ… » (Colossiens 3,1)
Les ruptures identitaires …
Dans le contexte asiatique, la culture et la religion ne sont pas deux réalités complètement coupées l’une de l’autre. Elles sont, au contraire, deux aspects entrelacés et inséparables de la compréhension de l’être humain. Façonnée par la culture bouddhique du Cambodge, j’ai vécu l’immersion dans la culture chrétienne française comme un décentrement important. Ce décentrement est une sortie de soi inconfortable. C’est un déracinement qui appelle cette phrase de Simone Weil : « Se déraciner soi-même, c’est la plus grande des choses, c’est la vie spirituelle. Déraciner les autres, c’est un crime, surtout par la violence ».
J’ai vécu l’immersion dans la culture française comme une violence psychologique. Car « chaque forme d’émigration produit inévitablement par elle-même une sorte de déséquilibre. On perd quelque chose de sa verticalité, quand on ne sent pas sa propre terre sous ses pieds, on perd de sa sûreté, on devient plus méfiant à l’égard de soi-même ». (Stefan Zweig, philosophe autrichien 1881-1942). Sur la terre française, l’immigrée que je suis a perdu ce que Albert Camus appelle « l’accord de la terre et du pied ».
Cette violence psychologique amène tout migrant à une prise de conscience très aiguë du sens de la culture. Voici la définition que l’UNESCO lui donne en 1982 :
La culture peut aujourd’hui être considérée comme l’ensemble des traits distinctifs, spirituels, intellectuels et affectifs, qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances… La culture donne à l’homme la capacité de la réflexion sur lui-même. C’est elle qui fait de nous des êtres spécifiquement humains rationnels, critiques et engagés.
Beaucoup de facteurs vont être sollicités quand on est déplacé de sa culture native. Ce sont des facteurs qui ne laissent personne neutre ou indifférent, car ils touchent profondément notre affectif. Des facteurs qui nous affectent…
L’expérience migratoire est toujours une expérience d’altération faite de violences psychologiques. La première et la plus courante est la violence de la langue. Maîtriser la langue française est l’étape essentielle que tout étranger doit franchir pour retrouver l’équilibre. C’est l’étape nécessaire pour se faire respecter par les autochtones. Il ne suffit pas de « baragouiner » le français, il faut le parler jusqu’à pouvoir exposer ses idées et dire le plus profond de soi-même avec cette langue étrangère. Par conséquent, l’apprentissage de la langue ne peut pas être approchée seulement comme œuvre de charité ; un certain professionnalisme est nécessaire.
Quitter sa culture d’origine pour s’intégrer à la culture d’accueil peut aussi être vécu comme une violence. En effet, le mot intégration véhicule les concepts négatifs tels que l’assimilation, la fusion, l’incorporation. La Française que je suis aujourd’hui préfère parler de l’adoption : j’ai adopté la France et la France m’a adoptée.
Le mot adoption implique un espace de liberté indispensable à l’étranger : il se sent ainsi respecté dans la totalité de son être. C’est une reconnaissance qui lui permet de grandir harmonieusement dans la culture autre que celle de sa naissance.
Cet espace de liberté est une caisse de résonance qui permet à deux cultures d’avoir des interactions puissantes sur l’être immigré. En effet, tout migrant est un être muté : ses manières, son rapport au monde, s’en trouvent profondément modifiés. Présenter les migrants comme incapables d’évoluer et de s’adapter relève d’un discours simpliste. Un discours qui ignore non seulement les ruptures difficiles que tout migrant doit traverser, mais aussi la transformation identitaire profonde qui parle de l’espérance d’une humanité réconciliée à l’œuvre au plus intime de tous les humains.
Cette espérance donnera la force d’accueillir du Nouveau dans la Fidélité à l’héritage. Elle permet de transmuter les contractions douloureuses en impulsions de vie !
Transmutation comme Espérance chrétienne…
L’Esprit du Christ a permis que la tradition bouddhique et la tradition chrétienne se rencontrent au cœur de mon expérience de femme. Cette rencontre est une quête spirituelle. Et, selon Claude Geffré, la quête spirituelle est « un processus complexe de rupture et de continuité, de purification et d’assomption. » 2 La quête spirituelle sous-tend un décentrement important. Elle est une sortie de soi inconfortable, car elle implique un dépouillement, un renoncement à la compréhension de la religion comme refuge sécuritaire.
Vivre de deux traditions, c’est laisser la bouddhiste que j’étais dialoguer avec la chrétienne que je suis. Un dialogue dont chacune, avec ses différences, peut accompagner l’autre, sans jamais la mépriser. Sur mon chemin spirituel, la bouddhiste est attachée à la chrétienne, et la catholique est à la merci de la bouddhiste. Cette complicité pleine d’attention l’une pour l’autre permet à chacune de se décentrer pour vivre une hospitalité créatrice 3… C’est un chemin d’Emmaüs où Cléophas échange avec son compagnon avant qu’un troisième ne vienne les rejoindre. Ce dialogue me permet d’accueillir la nouveauté de l’Évangile sans renier mon héritage bouddhique.
La présence de l’Esprit du Christ m’ouvre à une identité nouvelle, une identité de dialogue. L’identité nouvelle n’est pas une identité mosaïque faite de contributions juxtaposées. Une telle identité mosaïque suppose l’ignorance ou le mépris total des religions.
L’identité nouvelle est une identité en devenir, une identité basée sur l’hospitalité culturelle et spirituelle. Cette hospitalité là est faite de délicatesse et d’humilité. Elle est l’accueil de chacun en ce qu’il a d’unique, en sa parole et en sa relation. Elle m’amène à vivre la rencontre de l’autre comme une promesse.
Vivre de deux traditions, est une quête identitaire. Cette quête rétablit, au-delà de toute rupture, l’unité harmonieuse de la personne.
Vivre de deux traditions, selon Michaël Amaladoss, jésuite indien, est « une réponse à une vocation particulière plutôt qu’une voie qu’on se choisirait par soi-même un peu à la légère. » 4.
Vivre de deux traditions, c’est se tenir à la frontière de deux cultures, de deux religions. Cette position « au seuil » permet aux personnes d’être des pontifes au premier sens du mot, c'est-à-dire des « faiseurs de pont ».
La quête identitaire, faite de rupture et continuité permet à ma foi en Jésus-Christ de se réfracter dans ma culture d’origine teintée par le bouddhisme. Ma foi devient originale et personnelle. Elle me permet d’adhérer entièrement à cette réflexiondes évêques de France : C’est du dedans de l’expérience et de la condition humaines que nous apprenons à adhérer au Dieu de Jésus-Christ et à nous fier à ce salut, à cette vie nouvelle qui nous est révélée et communiquée par lui. 5
L’Esprit du Christ m’a fait renaître à une vie autre. Renaître à une vie autre, ce n’est pas tirer un trait sur sa culture et sa tradition d’origine. Renaître à une vie autre, c’est laisser la culture d’origine entrer en dialogue avec la culture d’accueil…
J’ai éprouvé alors, comme dit très poétiquement François Cheng, l’ivresse de renommer les choses à neuf, comme au matin du monde…
Claire Ly
Enseignante à l’ISTR de Marseille
1 – Jean-Claude Guillebaud, Le commencement d’un monde, Éd. Seuil 2008, p.265
2 – Claude Geffr, Vivre de plusieurs religions – Éd. de l’Atelier, page130
3 – Claire Ly, Retour au Cambodge, Ed. de l’Atelier, 2007, p.203
4 – Michaël Amalados, Vivre de plusieurs religions – Promesse ou illusion, Éd. de l’Atelier, page 52
5 – Les évêques de France, Lettre aux catholiques de France, Cerf, 1996, p.45
Claire Ly est l’auteur de
- Revenue de l’enfer, Quatre ans dans les camps khmers rouges, Éd. de l’Atelier, 2002.
- Retour au Cambodge, Chemin de liberté d’une survivante des Khmers rouges, Éd. de l’Atelier, 2007
- Kosâl et Moni, Enfants du sourire, Éd. Siloë, Novembre 2007.
À paraître en Octobre 2011
- La mangrove, à la croisée des cultures et des religions, Éd. Siloë, Octobre 2011.
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