Une voie "naïve" vers l'unité
Naïve : « Qui retrace simplement la vérité, la nature sans artifice et sans effort » (Émile Littré)
À propos du débat sur l'unité de l'Église, je me souviens qu'à l'époque de ma conversion au Christ, dans les années 50, alors que, taraudé par la division des Églises, je cherchais ma voie entre Catholicisme et Réforme, j'avais été séduit par la lecture d'Oscar Cullmann. Il me semblait ouvrir une voie entre l'enfermement de chaque Église sur elle-même, jalouse de conserver intégristement ses richesses – mais Jésus n'a-t-il pas dit de tout vendre pour acheter la perle rare ? – et une unité coercitive qui ne se ferait que par le renoncement obligé par les autres Églises à leurs valeurs, sans qu'on ait préalablement mis celles-ci en examen pour le salut de tous.
La première difficulté œcuménique réside peut-être dans une première question : qu'est ce qui, dans les Traditions de chaque Église relève de l'Évangile ou ne dépend que des aléas de l'histoire, des habitudes et parfois de ressentiments cumulés ? Il n'est pas facile de reconnaître qu'on a pu se tromper, qu'on a pu dévier de « La Bonne Nouvelle », sans le vouloir et même sans s'en apercevoir. N'oublions pas qu'entre le Ier et le Ve siècle, depuis la séparation avec le judaïsme puis à travers l’histoire des « hérésies » et des premiers conciles, la politique s’est, plus d’une fois, invitée dans les débats, déterminant l’« orthodoxie » en fonction de critères qui n’étaient pas tous strictement théologiques. Ce fait historique serait peut-être à revoir de près.
Oscar Cullmann (1902-1999), théologien et exégète luthérien reconnu, ami de Paul VI, fut invité comme observateur au concile Vatican II. Il s'est beaucoup préoccupé de la figure de l'apôtre saint Pierre, de la fonction de l'évêque de Rome, et de l'unité de l'Église. Ses livres et articles 1 montrent toujours, à la fois une fermeté de convictions, un grand respect de l'autre et un esprit irénique d'ouverture. Il examine tous les aspects des questions soulevées par les controversistes, afin que ceux-ci disposent des données indispensables à un raisonnement justifié et dans un esprit réellement œcuménique. Malgré d'incontestables progrès entre théologiens, par exemple au Groupe des Dombes 2, on ne peut nier que l'œcuménisme stagne un peu, voire qu'il a souffert de quelques maladresses. Ainsi la déclaration de la Congrégation pour la doctrine de la foi, « Dominus Jesus sur l'unicité et l'universalité salvifique de la foi de Jésus-Christ et de l'Église », du 6 août 2000 signée par le préfet de la susdite Congrégation, Joseph Cardinal Ratzinger, a été mal reçue par les Chrétiens non-catholiques. Même des catholiques se sont dits choqués par le ton comminatoire utilisé. À l'inverse, des décisions discutables et non concertées ont parfois été prises en matière sacramentaire (Eucharistie, mariage…) par telle ou telle Église issue de la Réforme. Il ne serait donc pas inutile de prospecter de nouveau le cheminement cullmannien.
Est impensable (serait-il souhaitable ?) un retour pur et simple des Églises séparées (« égarées » ?) dans le giron d'une Église qui serait, depuis toujours et à jamais, la seule vraie, seule détentrice de l'unique et entière vérité, seule infaillible. Semble illusoire l'acceptation par toutes les parties prenantes d'une tabula rasa dogmatique qui permettrait de revenir prioritairement à l'Évangile. Il est probable, d'ailleurs, que les interprétations renouvelées des textes originels divergeraient rapidement. Alors que faire qui soit humainement possible ?
Dans L'unité dans la diversité, Cullmann donne une piste pour marcher vers une union des Églises, c'est à dire une unité de l'Église qui soit ni fusion ni confusion. Il prône l'organisation « d'une communauté d'églises parfaitement autonomes demeurant catholiques, protestantes, orthodoxes, etc. » dont l'évêque de Rome serait le président, garant de l'unité. Il défend, en effet, l'idée que « toute confession chrétienne possède un don inaliénable de l'Esprit, un charisme, qu'elle a le devoir de conserver, de cultiver, de purifier et d'approfondir, et qu'elle ne doit pas vider de sa substance dans un désir d'uniformisation ».
Les adversaires de cette conception de l’unité avancent un argument qui se voudrait décisif contre les Églises issues de la Réforme, en prétextant, comme Bossuet en 1688, « des variations des Églises protestantes». Mais d'une part, des mouvements de rapprochements et d'unifications entre elles s'opèrent depuis plus d'un demi-siècle ; d'autre part, c’est oublier les séparations et départs que l'intransigeance dogmatique et disciplinaire de Rome a provoqués depuis l’Église primitive (Cf. sur ces deux points la Chronologie des Déchirures)
On est placé là devant la seconde question-clef : peut-on concevoir une Église unie qui ne soit pas uniforme ? Le problème s'est posé à maintes reprises dans l'histoire. Souvenons-nous des errances des missions tentant d'imposer un modèle latin à des peuples de cultures complètement différentes, et qui ne comprenaient pas facilement notre rhétorique gréco-romaine, entraînant des baptêmes surfaits, peut-être parfois sacrilèges. Souvenons-nous encore de cette lamentable querelle des rites (1633-1715), qui priva l'Église romaine d'une entrée possible dans l'immense Empire du Milieu. Dans cette Chine déjà gigantesque et de très vieille civilisation confucéenne, nos concepts latins sur la divinité étaient intraduisibles à la lettre dans la langue des mandarins, et le culte des ancêtres n'avait rien d'idolâtre. Les Jésuites l'avaient compris, mais pas les milieux romains ni, parmi les autres missionnaires, les Dominicains et les pères des Missions étrangères de Paris.
La voie unificatrice pourrait passer par une certaine autonomie des Églises pour tout ce qui n'est pas essentiel. C'est à peu près ce que réclamait Érasme, il y a presque cinq siècles 3. Au fond, une sorte d'indépendance dans l'interdépendance, comme en ont rêvé jadis des politiques pour régler un problème colonial. Tiens ! Il s'agissait déjà d'un rapport dominants/dominés… À propos d'essentiel, rappelons que, sur les fondements de la foi, le Credo des Réformés est le même que celui de Rome : la formule de Nicée (325), puisqu'ils reconnaissent les quatre premiers conciles œcuméniques.
Quand Jean s'adresse « aux sept Églises qui sont en Asie », il leur concède par là même une certaine existence propre, et il n'est pas sûr (c'est même le contraire qui l'est) qu'à l'époque, les dites Églises aient constamment recouru à Rome pour gérer leur vie quotidienne. En même temps, il est vrai que l'appel à la médiation de l'évêque de Rome a parfois été utile à telle ou telle Église locale pour régler des problèmes insolubles sur place. Cependant, cela a pris du temps et ce n'est pas toujours l'évêque de Rome qui a gardé l'initiative. Ainsi, la querelle du donatisme, qui déchira l'Église d'Afrique pendant plus d'un siècle à partir du début du IVe, ne fut officiellement réglée par la conférence de Carthage, condamnant ce schisme, qu'en 411. Or il réunit près de 600 évêques, appartenant à l'un ou l'autre camp, sous la présidence d'un représentant de l'empereur Honorius, fils de Théodose, et non celui du pape.
Le titre de pape n'apparaît guère avant le concile de Nicée (325) et c'est le 38e évêque de Rome, Sirice, qui le porta le premier, en 384, et qui prit des décisions applicables à toute l'Église. Il ne s'attache systématiquement à l'évêque de Rome qu'à partir de Grégoire VII et son Dictatus Papæ (dernier quart du XIe s.).
Si Oscar Cullmann admet comme prononcées par Jésus lui-même les paroles « Tu es Petrus » ; il ne pense pas pour autant que cette prééminence ait été transmissible à ses successeurs, pas plus que pour les apôtres, dont l'irremplaçable vocation de témoins reste pour lui incommunicable. Cependant, les nécessités de la vie ecclésiale n'ont pas empêché les évêques (dont celui de Rome) d'exercer des fonctions qui étaient celles des apôtres.
Par delà l'histoire, dont il ne faudrait pas rester prisonnier sous faux prétexte de fidélité à la tradition (Cf. « laissez les morts enterrer les morts »), il faut bien prendre conscience que l'unité des Églises, comme celle d'un couple, ne peut relever que d'une affaire d'amour et non d'une quelconque forme de contrainte. D'ailleurs, l'Église a toujours officiellement condamné les unions conjugales conclues par la force. De la haine entre les Églises, on est passé, depuis quelques décennies, au respect ; si l'on pouvait passer à l'amour réciproque et fraternel, le pape pourrait alors remplir ce ministère de garant de l'unité, qui fut le sien dans l'Église antique. Beaucoup de non-catholiques l'accepteraient, à la condition expresse que cette prééminence n'aboutisse pas à une monarchie absolue et universelle. L'histoire nous rappelle que l'évêque de Rome a été, à divers moments, considéré comme le patriarche d'Occident. C'est le titre que lui donne l'Empereur d'Orient dans une lettre à Léon Ier, en 450. Il pourrait retrouver une sorte de primauté sur le collège des patriarches réunissant ceux de Constantinople, Alexandrie, Antioche et Jérusalem. « Sans utiliser le titre de « Patriarche d’Occident », le IVe Concile de Constantinople (869-870), le IVe Concile du Latran (1215) et le Concile de Florence (1439) considérèrent le Pape comme le premier des cinq Patriarches d’alors » 4.
Deux propositions « naïves » pour commencer à aller, très modestement, dans le sens d'une réunion des Églises dans le respect de leur personnalité (« il y a plusieurs demeures dans la maison de mon Père », Jean 14,2) :
1° Et si on remplaçait la formule classique du Credo « Je crois en l'Église une, sainte, catholique et apostolique » par « Je crois en l'Église une, sainte et universelle… » ? Je sais que « catholique » veut dire « universel » ; mais le mot est maintenant connoté d'une signification plus spécifique, liée à l'Église romaine et à son histoire, même si les orthodoxes eux-aussi qualifient leur Église d'« universelle ». Ce changement de mot ne marquerait-il pas un (petit) geste de bonne volonté ?
2° Et si l'on commençait à vivre de façon « œcuménique » au sein de l'Église romaine, par exemple : en rendant aux conférences épiscopales (nationales ou continentales) leur légitimité "apostolique", reconnue par le concile Vatican II (Lumen Gentium, § 19) ? Ou en écoutant – sans les « brûler » – ceux qui ont une autre façon de dire l'indicible de Dieu ?
Marcel Bernos
1 – Par ex. : Saint Pierre, disciple, apôtre, martyr, Paris-Neuchâtel, Delachaux et Niestlé, 1952, mais aussi L'unité par la diversité, Paris, Cerf, 1986.
2 – Par ex., sur la question de la Vierge Marie, si difficile sur le plan œcuménique : Marie dans le dessein de Dieu et la communion des saints, Bayard, 1999, 2e éd. 2002.
3 – Lettre à Jean Carondelet, archevêque de Palerme, 5 janvier 1523, publié récemment par G&S
4 – Communiqué du Conseil pontifical pour la promotion de l'Unité des Chrétiens, concernant la suppression du titre « Patriarche d'Occident » dans l'Annuaire pontifical 2006, § 2.