Une société qui se fragmente
Selon le rapport de l'Observatoire national de la pauvreté et de l'exclusion sociale (ONPES) remis jeudi au gouvernement, les situations de surendettement se sont aggravées au cours de ces derniers mois. « Au cours de l'année 2009, les dépôts de dossiers ont augmenté de 15% et, en septembre 2009, 744.000 ménages étaient officiellement en situation de surendettement ». Selon le même organisme, « l'endettement moyen par dossier a lui aussi augmenté, passant de 38.847 euros en janvier 2009 à 41.700 euros en septembre 2009 ». Le rapport souligne par ailleurs que huit millions de personnes vivent en-dessous du seuil de pauvreté, soit 908 euros par mois pour une personne seule.
Ces chiffres montrent à quel point persiste dans notre pays une forte exclusion sociale. La crise actuelle n’a fait que l’aggraver. Depuis des années, les dirigeants de ce pays alternent dispositifs d’urgence et coups de menton sécuritaires. Cependant tout cela ne répond pas à la lancinante insécurité issue de cette montée du chômage et de la précarité qui mine de plus en plus le pays. C’est ce que constate le médiateur de la République, Jean-Paul Delevoye : « Je suis inquiet car je perçois, à travers les dossiers qui me sont adressés, une société qui se fragmente, où le chacun-pour-soi remplace l’envie de vivre ensemble, où l’on devient de plus en plus consommateur de la République plutôt que citoyen. Cette société est en outre en grande tension nerveuse, comme si elle était fatiguée psychiquement » Et il continue : « J’estime à 15 millions le nombre de personnes pour lesquelles les fins de mois se jouent à 50 ou 150 euros près 1.
Pour s’insérer dans la société, ma génération a connu deux voies : le contrat de travail à durée indéterminé généralisé et le militantisme associatif et politique. Aujourd’hui, 80% des jeunes vivent leur entrée dans la vie professionnelle sous la forme de la précarité. Par ailleurs, les mouvements militants de masse où le mal de vivre pouvait se transformer en force de construction politique sont en perte de vitesse. Que reste-t-il alors, sinon le repli familial ? Des centaines de milliers de jeunes vivent l’angoisse du futur dans un milieu plus ou moins protégé et voient reculer l’âge leur autonomie. Mais que se passe-t-il lorsque l'emploi manque, la crédibilité des mouvements politiques est en chute libre et que sa propre famille vit la galère ? Rien, sinon le mal de vivre et le risque de basculement dans la destruction de soi, des autres ou de leurs biens.
On ne le redira jamais assez : notre crise n’est pas celle de la pénurie, mais de la gestion inéquitable des gains de productivité produisant une richesse supérieure de plus de 50 % à celle des mythiques « trente glorieuses ». Or, face à cette réalité, le must de la politique serait la diminution des prélèvements obligatoires ! Et pendant que les indices économiques et financiers s'améliorent, les indicateurs sociaux continuent de s'écrouler. Au nom de quoi nos dirigeants expliqueront-ils aux petits dealers que se faire rapidement de l’argent sur la drogue est immoral quand les spéculations financières mondiales qui déstabilisent des pays entiers apparaissent, malgré les véhémentes déclarations des dirigeants politiques, la loi d’airain de l’économie ?
Plus nous abdiquerons nos responsabilités politiques au profit de la gestion des flux financiers, plus nous aurons l’insécurité sociale. Dans ce contexte, le débat entre répression et prévention risque de rester à cent lieues de la réalité. Les actions d'éducation, de prévention, de répression, qui ont toutes leur justification partielle, n’auront de portée que dans un espace public animé par des valeurs politiques et éthiques fortes et des perspectives collectives d’avenir.
Bernard Ginisty
Chronique diffusée sur RCF Saône & Loire le 27.02.10
1 - Journal Le Monde, 21-22 février 2010 : La société française est fatiguée psychiquement. Entretien avec Jean-Paul Delevoye, pages 1 et 11.