Une fraternité des émerveillés
Un certain nombre d’émissions radiophoniques nous ont rappelé que 2010 était l’année du centenaire de la naissance de Jean-Louis Barrault. Ce grand comédien, dont le nom reste indissociablement lié à celui de Madeleine Renaud avec qui il a créé une fameuse Compagnie théâtrale, a représenté pour beaucoup de gens de ma génération ce que le théâtre peut offrir de plus généreux et de plus vivant. Il a parcouru le monde pour jouer les œuvres les plus différentes du répertoire pour, disait-il, constituer une « fraternité des émerveillés ». Au hasard des relations parfois orageuses avec les pouvoirs en place, il vécut dans Paris en nomade, obligé régulièrement de déménager sa troupe.
Jean-Louis Barrault est un maître pour nous rappeler que, dans nos sociétés obsédées par les rapports marchands, l’aventure théâtrale constitue une invitation à entrer dans l’immense liturgie de la vie. « Faire du théâtre, écrit-il, c’est exorciser les démons de notre Personnage. Pourrai-je dire : si j’ai fait du théâtre, c’était pour m’éviter de jouer la comédie dans la vie ? » 1. Et il n’est pas étonnant que Barrault ait si profondément compris le théâtre de ce poète de la totalité cosmique que fut Paul Claudel.
En hommage au grand acteur de cinéma des Enfants du Paradis, au comédien qui a su si bien faire entendre Shakespeare, Claudel, Artaud, Rabelais et tant d’autres, je voudrais citer ce qu’il disait de l’expérience théâtrale :
« J’ai l’impression, écrit-il, qu’en choisissant le théâtre, je me suis inscrit à l’École de la Vie. J’ai d’abord pris conscience de l’Individu, le “Soi”. Puis j’ai découvert les “Autres”, à la fois nourriture et pesée. Puis j’ai découvert l’endroit où tout le monde se réunit pour poser un tas de questions : un théâtre.
Le soir, quand le soleil est couché et que la nuit permet de mieux sentir les choses, les petits effritements du Présent, le bruissement souterrain du Silence, les hommes se rassemblent en un lieu fermé. Sur scène sont sélectionnés les prototypes d’individus humains : c’est la troupe. Dans la salle, au coude à coude, une collectivité enroulée comme les spirales d’une bobine magnétique représente l’Humanité : c’est le Public. (…)
L’être humain est donc un animal étrange qui a été gratifié d’une conscience qui le dédouble. Il vit et se voit vivre. Il existe et se sait mourir. Il assiste à sa propre vie. Il est à la fois acteur et spectateur. Il a un pied sur la scène et un pied dans la salle. (…)
Mais pourquoi “jouer” avec ce qui paraît si sérieux ? (…) Le jeu, c’est l’entraînement à vivre. C’est ce que font les gens dans une salle de théâtre. » 2
Pour Jean-Louis Barrault, le théâtre est la création d’un espace-temps où se joue l’épreuve du sens de la vie des hommes et de la cité. Écoutons-le encore nous inviter à ce voyage :
« Le charme particulier du théâtre est de vivre avec les coquins parce qu'on est épris de Justice, de sombrer avec les détraqués afin de conserver la Santé, de frémir avec les angoissés pour trouver un peu de Bonheur, de braver constamment la mort car on n’aime que la Vie, de partir sans relâche, valise à la main, sac au dos, pour tâcher de comprendre et de crainte, un jour, d’arriver. » 3
Bernard Ginisty
Chronique diffusée sur RCF Saône & Loire le 05.12.10
1 - Jean-Louis BARRAULT : Souvenirs pour demain. Editions du Seuil, 1972, page 62
2 - Idem, pages 93-95
3 - Idem page 176