Une Église qui retarderait de 200 ans ?

Publié le par G&S

Telle est la question que nous devrions nous poser, à la suite de la diffusion de l'interview posthume du cardinal Martini sur la situation de l’Église dans le monde, handicapée par ces " 200 ans de retard ". Les premières réactions recueillies dans la presse préfigurent plusieurs positions possibles et nous nous limiterons à n’en présenter ici que deux, de types diamétralement opposés.

Évoquons d’abord la position du cardinal Camillo Ruini, ancien président de la Conférence des évêques italiens, qui, au nom de l’Institution, s'est chargé de préciser le sens qu’il conviendrait de donner à ce jugement du Cardinal Martini 1.

Pour ce cardinal italien, il n'est pas question d’un retard, mais « d’une forme de distance de l’Église par rapport à notre temps ». Il précise qu’il faut distinguer deux formes de distance. « L’une est un véritable retard dû aux limites et aux péchés des hommes d’Église, en particulier à leur incapacité à voir les opportunités qui s’ouvrent aujourd’hui en faveur de l’Évangile. » Après cet aveu, il tourne court. C’est un moyen trop facile et qui ne coûte pas cher : ce péché est indubitable, puisqu'il est celui de la condition humaine (Cf. Paul, Romains 7,19). Surtout, et c'est plus grave, ça évite de remettre en question la structure et le fonctionnement de l'Institution. Enfin, il semble parler moins en pasteur qu'en termes de marketing : « les opportunités qui s'ouvrent aujourd'hui en faveur de l'Évangile ». 

« L’autre distance est différente », il s’agit de « la distance de Jésus-Christ et de son Évangile, et par conséquent (sic) de l’Église, face à toute époque, qu’il s’agisse de la nôtre ou de celle de Jésus. Cette distance là doit exister : elle nous appelle à la conversion, non seulement personnelle mais aussi celle de la culture et de l’histoire ».S'il est exact qu'une distance doit s'installer entre le christianisme et chaque époque, cela suppose que, lorsque l'époque change, la distance se modifie aussi, et il faut alors quelque peu se resituer, plutôt que " s'adapter ", car ce mot pourrait suggérer l'acceptation de compromis. En revanche, le cardinal a tort quand il assimile purement et simplement Jésus-Christ et l’Église dans la distance que celle-ci doit garder avec son époque, parce que précisément le péché des gens d’Église (et le nôtre) obscurcit le témoignage rendu devant nos contemporains de ce que les médias appellent Église, qui se comporte quelquefois comme une société privée européenne et même latine, et non " universelle ".

« En ce sens, conclut le cardinal, l’Église d’aujourd’hui n’est pas en retard, mais bien en avance, parce que c’est dans cette conversion que réside la clé d’un avenir heureux ». Avance ? Retard ? De quoi parle-t-on ? Le magistère se crispe dans sa prétention à incarner, et lui seul, toute la Vérité. Mais à quoi sert celle-ci pour une évangélisation sincère, si l'on reste totalement coupé de ceux à qui on prétend annoncer la " Bonne nouvelle " ? Et puis, ne confondrait-on pas ici ce qui devrait être, c'est-à-dire une Église prophétique (car si elle ne l'est pas elle perd son sens), et ce qui est , c’est-à-dire un corps social replié sur lui-même, sûr de lui et qui devient sa propre fin, c’est-à-dire le contraire du prophétisme ?

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À l’opposé, rappelons le cri d’alarme lancé par de nombreux chrétiens engagés dans le monde, religieux ou laïcs, qui déplorent le fossé qui isole l’Église institutionnelle du monde. Les paroisses et les maisons religieuses se vident et comptent majoritairement des personnes âgées, hormis une petite minorité composée d’intégristes (encore plus éloignés du monde actuel). Ce cri d’alarme, très significatif, souvent angoissé, émane de théologiens reconnus, appartenant à des ordres différents : J. Moingt, M. Rondet, C. Duquoc, G. Lafond, E. Bianchi, P. Winninger, C. Théobald… Ces personnalités ont aussi été rejointes par de nombreux laïcs représentatifs : O. Legendre, K. Mahmoud-Vitam…, et des mouvements de chrétiens, telle la Conférence des baptisé(e)s de France et bien d'autres.

Cet état de fait paradoxal révèle donc que se creuse un nouveau type de distance à l’intérieur même de l’Église : entre la hiérarchie et les chrétiens engagés dans le monde (laïcs ou clercs). Cette distance-là a été dévoilée par Joseph Moingt dans une déclaration au journal La Croix, lors de la parution de son dernier livre 2 : « J’ai reçu beaucoup de lettres de remerciements de laïcs et de prêtres, mais curieusement aucun écho de l’épiscopat ». Olivier Legendre avait fait un constat analogue dans son deuxième ouvrage. Hélas ! ces paradoxes ne sont pas suffisamment considérés par la hiérarchie. Alors, les chrétiens de base qui tentent de vivre leur foi, au sein de la société contemporaine (et pas seulement à l’intérieur d’une Institution close), s’interrogent : Comment présenter un autre visage du christianisme que celui affiché ordinairement par l’Institution ? Et sans, pour autant, que ce visage soit exclusivement représentatif de la seule personne considérée, sans sacrifier à l'individualisme ou au relativisme, nouvelles bêtes noires de Rome.

Nous devons décider de dépasser ce conflit simpliste qui durcit et caricature, sans nuances, les positions extrêmes. Nous devons, certes, garder une distance effective entre le monde et notre mission évangélique : il ne s’agit pas d’accepter tout ce que demandent nos contemporains. Qu’on soit à l’écoute des désirs ou des besoins du monde, y compris de ceux qui posent problèmes, est indispensable à réalisation de la mission. Cela ne signifie pas qu’on doive canoniser tout ce que ce monde demande ou propose sans examen ni critiques ni, le cas échéant, refus. Ce qui semble manquer au magistère, à l'occasion, c’est l’esprit de nuance, la reconnaissance que parfois le moindre mal est un mal moindre. Ainsi, on ne voit pas pourquoi ni comment le pape pourrait être POUR l’avortement. Celui-ci revient effectivement à la suppression d’un être vivant (fût-il potentiel). Car, si on élimine le fœtus, « qui n'a pas encore de raison », pourquoi pas les fous (qui n’ont plus raison humaine), puis les handicapés profonds, etc. ? En revanche, il est des cas, par exemple si une mère enceinte est en péril de mort (autre vie à respecter), où l’on pourrait accepter une IVG, qui équivaudrait à une légitime défense. Après tout, on accepte bien de faire des morts innocents dans les guerres dites "justes".

Pour établir une sain(t)e distance entre le Monde et l'Église, celle-ci doit s’attacher à un travail de discernement, au sein même des réalités changeantes du monde qui nous environne. C’est une condition difficile, mais indispensable, en vue de poursuivre l’Incarnation, telle que l’Esprit du Christ l’attend de nous, et cette co-opération au Royaume souhaitée par saint Paul. Autre condition indispensable : ce travail de  discernement devrait s’opérer de concert, dans un dialogue commun, entre tous les chrétiens, laïcs, clercs et hiérarchie, afin de chercher sincèrement le sensus fidei, qui n'est certes pas une simple opinion majoritaire mais véritablement le don de l'Esprit, apporté par le baptême-confirmation. Ce dialogue pourrait se poursuivre aussi, pourquoi pas, avec tout homme de bonne volonté, comme le bienheureux pape Jean XXIII y invitait. Et si voulions dépasser un vœu stérile, pour que, désormais, l’information circule plus librement dans l’Église, il faudrait impérativement davantage de laïcs – hommes et femmes, célibataires ou mariés – participant activement aux différents conseils d'Église (paroissiaux ou autres).

Aujourd’hui, au sein même d’une crise de civilisation mondiale, nous sommes donc conduits à déclarer impérativement : l’Église ne doit plus attendre pour sortir de son écorce religieuse. Elle doit simplement exposer sa foi dans le message de l’Évangile et en donner l'exemple : devenir chrétien, c’est devenir pleinement homme " à l'imitation" de Jésus Christ ; car notre humanité n’est pas préfabriquée ; elle est à construire librement, inlassablement, en nous et autour de nous. Cette construction représente une condition d’accès à la réalisation de notre vocation divine d’enfant du Père et frère du Christ. Le message évangélique dévoile l’universalité de l’amour, dans la reconnaissance de l’altérité de l’autre et de l’Autre, reconnaissance qui culmine dans l’évocation de la communion trinitaire d’un Dieu unique, mystère qui concilie altérité et unité 3.

Ce message, libérateur et exigeant, concerne chacun de nous. Car Jésus nous a laissé pour seul héritage une promesse : l’accompagnement de son Esprit, la mémoire de ses paroles et gestes, recueillis dans l’Évangile. Gestes et paroles à méditer, à poursuivre et à agir. Ainsi, J. Moingt nous invite à reprendre, dans le langage de la raison sécularisée, ce que l’Église a gardé de son passé chrétien, afin de faire « prévaloir le pôle évangélique du christianisme sur son pôle religieux (…) peut-être s‘écarter du visage longtemps traditionnel du catholicisme, dominé par son ritualisme hiérarchique (…) apprendre à penser sa foi autrement, à vivre autrement en Eglise » 4.

Il faut ici rappeler une distinction classique mais capitale entre foi et religion, telle qu’elle a été introduite par le christianisme. À la suite de Marcel Gauchet (et d’autres agnostiques, spécialistes compétents, R. Debray, F. Lenoir…) il a été reconnu que l’originalité du christianisme consiste dans le phénomène suivant : « une sortie de la religion » pour s’ancrer dans une foi, la foi en Jésus-Christ. Le commandement unique du maître, après celui d'« aimer son Père et notre Père », et d'aimer notre prochain comme nous-mêmes, non en parole mais en actes, situant ainsi la juste place des " œuvres ", comme assurance de cette foi (Jacques 2,14-18).

Certes, il reste difficile d’expliquer à nos contemporains comment la fermeture de notre Institution a pu ignorer (voire combattre) pendant des siècles la reconnaissance publique des droits de l’homme, fondée cependant sur les idées chrétiennes de dignité, liberté, égalité, fraternité… Pourtant, après la Révolution française, moment de rupture profonde de l'établissement du christianisme dans ce qui restait de chrétienté, et, plus encore, au cours de la Révolution industrielle du XIXe siècle, des chrétiens ont su en témoigner : parmi les laïcs, ceux qu’on a appelés les chrétiens sociaux et au sein du clergé, entre autres, un certain Abbé Grégoire, à qui on commence à rendre justice…

À l’époque, ces témoins historiques anticipaient la recommandation présente de Joseph Moingt : contester la hiérarchie pour attester l’Évangile.

Francine Bouichou-Orsini et Albert Olivier

1 Cf. l'article paru le 5 septembre 2012 dans le Corriere della Sera, rapporté par Frédéric Mounier, envoyé permanent à Rome pour le journal quotidien La Croix.
2. Joseph Moingt, Croire quand même. Ed. Temps Présent, novembre 2010
3. Joseph Moingt, Dieu qui vient à l’homme, 3 volumes, Ed. du Cerf (2005 & 2008).
4. J. Moingt, Croire quand même, p.122-123.

Publié dans Réflexions en chemin

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