Une démocratie du vivre ensemble
Toute société ne peut se développer que si ses différents protagonistes sont d’accord sur des repères communs. Ces règles de fonctionnement permettent de ne pas coloniser la relation entre les hommes par un prétendu rapport à un absolu. La démocratie a été possible le jour où l’opposant n’a plus été considéré comme le mal absolu qu’il faut éliminer, mais comme porteur d’un point de vue minoritaire sur la réalité sociale, qui a des droits, et qui peut très bien, par des mécanismes d’alternance, devenir demain majoritaire.
L’avancée démocratique a donc consisté à libérer l’espace politique des enjeux où l’homme se confronte à l’absolu. C’est le sens de la séparation des Églises, des religions et des États. Cela ne signifie pas que la sphère politique devrait devenir antireligieuse, mais qu’elle se reconnaît comme un espace relatif devant permettre la coexistence des citoyens dans leur différence. Elle sait que « Le Royaume de Dieu n’est pas de ce monde ».
La résurgence de l’investissement de l’espace public par une certaine intolérance religieuse traduit à la fois une perte de confiance dans les valeurs républicaines source de la démocratie et une crise qui traverse les religions. Faute de travail théologique, exégétique, spirituel, elles ont laissé se développer en leur sein des fondamentalismes retrouvant le rapport idolâtre entre le sol et les dieux qui justifie toutes les violences. Nous n’assistons pas au retour du religieux qu’aurait annoncé Malraux, mais à celui de l’idolâtrie. C’est à dire à la transformation en absolu d’une religion, d’un pays, d’une vision du monde, d’intérêts privés. Il ne faudrait pas croire que l’Islam ait le monopole de ce néo fanatisme qui envahit l’espace politique. On retrouve des phénomènes similaires dans les courants fondamentalistes juifs, dans des mouvements extrémistes hindous, ou chez certains représentants de courants évangélistes américains qui font des États-Unis le nouveau peuple élu. Et comment ne pas voir à quel point l’économisme financiarisé ne cesse d’imposer ses dogmes comme l’écrivait le sociologue Pierre Bourdieu : « Ce n'est peut-être pas par hasard que tellement de gens de ma génération sont passés sans peine d'un fatalisme marxiste à un fatalisme néolibéral : dans les deux cas, l'économisme déresponsabilise et démobilise en annulant le politique et en imposant toute une série de fins indiscutées, croissance maximum, compétitivité, productivité » 1. Les dégâts causés par les spéculations financières où des millions de personnes sont sacrifiées sur l’autel d’une raison monétaire ne sauraient constituer une alternative à l’écroulement du dogmatisme communiste.
Dans son fameux roman Le nom de la rose Umberto Eco écrit ceci : « Le diable n’est pas le principe de la matière, le diable est l’arrogance de l’esprit, la foi sans sourire, la vérité qui n’est jamais effleurée par le doute. Le diable est sombre parce qu’il sait où il va et, allant, il va toujours d’où il est venu » 2. Nous échapperons au diabolique dans la mesure où, comme Abraham, nous savons en permanence quitter les certitudes dans lesquelles nous tournons en rond, pour prendre le risque de la découverte toujours inattendue de l’autre.
Bernard Ginisty
1 – Pierre Bourdieu :
Contre-feux, Éditions Liber-Raisons d'agir, Paris 1998 p.56
2 – Umberto Eco : Le nom de la rose, Éditions Grasset, 1982, page 596