Une communauté internationale des ébranlés
La crise profonde qui secoue actuellement le monde arabe prend une nouvelle fois à contre-pied les diplomaties occidentales. À la grande époque du face à face avec l’URSS, les Occidentaux ont soutenu souvent des régimes autoritaires qui méconnaissaient les droits de l’homme, car ils étaient censés contenir la poussée du communisme. Au nom de la résistance à l’islamisme, l’Europe et les États-Unis se sont appuyés sur des régimes dictatoriaux que rejettent aujourd’hui avec force les peuples tunisiens et égyptiens.
Cette stratégie à court terme témoigne de ce que les pays occidentaux ne croient finalement pas à l’universalité des valeurs qu’ils proclament. Comment ne pas voir des relents de racisme dans le fait que, au nom d’un prétendu « réalisme », ils ont trouvé « acceptable » que certains peuples soient gouvernés par des régimes qui niaient dans les faits les droits de l’homme et les valeurs démocratiques qu’ils proclament. Croire qu’on défend les valeurs de l’Occident en pactisant avec des autocrates vieillissant ubuesques dont certains s’employaient à créer une dynastie familiale, n’est pas seulement immoral, mais finalement totalement inefficace.
Cette crise devrait nous amener à réviser notre façon de faire de la politique. Tout d’abord, il conviendrait de sortir de la rhétorique manichéenne chère aux États-Unis d’Amérique pour qui le Bien et le Mal sont évidemment séparés, ce qui permet de transformer les intérêts les plus égoïstes en croisade pour le Bien. D’autre part, en dépit des sourires narquois des cyniques qui se veulent réalistes, la vraie efficacité réside dans ce que l’ancien dissident, puis président de son pays, Vaclav Havel, appelle « la politique antipolitique ».
En 1984, l’université de Toulouse-Mirail a décerné le diplôme de docteur honoris causa à Vaclav Havel alors en prison. En son absence fut lu son discours qui portait sur « la politique et la conscience ». À l’heure où des citoyens tunisiens et égyptiens paient de leur vie la résistance au mensonge et à l’inhumanité du pouvoir, il me paraît particulièrement éclairant de relire ces lignes écrites par un homme qui a su ne pas fuir ses responsabilités :
« Le renouveau de la responsabilité humaine est la digue la plus naturelle qu’on puisse élever contre chaque irresponsabilité. (…) Agir sur les causes a nettement plus de sens que de réagir simplement aux conséquences ; car on ne peut réagir d’ordinaire que par des moyens du même ordre, c’est-à-dire tout aussi immoraux. Suivre cette voie équivaut seulement à propager encore plus dans le monde le mal de l’irresponsabilité et à produire ainsi le poison même qui alimente le totalitarisme. Je suis partisan d’une « politique antipolitique ». D’une politique qui n’est ni une technologie du pouvoir et une manipulation de celui-ci, ni une organisation de l’humanité par des moyens cybernétiques, ni un art de l’utilité, de l’artifice et de l’intrigue. La politique telle que le la comprends est une des manières de chercher et d’acquérir un sens dans la vie ».
Le philosophe tchèque Jan Patocka porte-parole de la Charte 77 qui réunissait les dissidents à l’époque du totalitarisme communiste voyait dans ce mouvement ce qu’il appelait « la solidarité des ébranlés ». Il s’agit, commente Havel, de la solidarité « de ceux qui osaient résister au pouvoir impersonnel et lui opposer la seule chose dont ils disposaient : leur propre humanité ». Et il ajoute : « La perspective d’un avenir meilleur pour le monde ne réside-t-elle pas dans une communauté internationale des ébranlés, une communauté qui, sans tenir compte des frontières nationales, des systèmes politiques et des blocs, demeurant en dehors du grand jeu de la politique traditionnelle, n’aspirant ni aux fonctions ni aux secrétariats, tentera de faire une force politique réelle de la conscience humaine, ce phénomène tant décrié à présent par les technologues du pouvoir ? » 1.
Et c’est bien à l’émergence d’une « force politique réelle de la conscience humaine » que nous assistons sur les rives de la Méditerranée.
Bernard Ginisty
1 – Vaclav Havel : Essais politiques. Editions Calmann-Lévy 1989, pages 245-247.