Un texte qui ne parle pas, une parole qui n’écoute pas
« Où se trouve la parole qui aujourd’hui parle selon l’Évangile ?
La question renvoie, chez les chrétiens (spécialement chez les catholiques), à un immense débat dont il va falloir nous dépêtrer, fût-ce par des simplifications contestables, à la limite de l’acceptable. Car ce qui nous importe est moins ce débat lui-même que sa conséquence. Elle s’exprime très bien par ce mot d’un évêque français : « Notre parole ne parle plus. » Pour une parole, c’est la pire des disgrâces.
Comment une telle chose peut-elle arriver ? Quand on regarde d’un peu près le christianisme d’aujourd’hui, il paraît habité d’un conflit profond. Disons, pour faire bref, entre intégrisme et modernisme. L’intégrisme veut maintenir ; pour lui, la religion, – sa religion – est un tout dont on ne peut rien soustraire ni réellement modifier. Ce qui lui est extérieur ne l’atteint en rien. Au-dedans, rien ne bouge. On est dans le plein et le sûr. Il n’y a donc pas de question, j’entends de ces questions qui vont troubler, éprouver, ébranler. Le pouvoir de séduction de l’intégrisme vient de cette sécurité qu’il donne, si précieuse aux humains.
À l’opposé, le modernisme a le plus grand souci du dehors. « Modernisme » est pris ici au sens précis qu’il eut au début du XXe siècle ; ce n’est pas seulement « vouloir être moderne », c’est une interprétation globale de la foi, opposée à la dogmatique traditionnelle. Pour lui, la religion ne sera réelle qu’à être celle de l’homme réel ; sinon, c’est illusion et fantasme. Et l’homme réel est celui de l’âge moderne et de ce qui peut s’en suivre, raison et raison critique, science, démocratie, déferlement technique, libération des mœurs, etc. La grande affaire est que la croyance religieuse puisse s’accommoder de ces choses-là, se rendre acceptable à une humanité qui en est là. (…)
En vérité, ce conflit chrétien s’inscrit dans un conflit plus vaste, où la modernité se déchire : entre esprit doctrinaire et relativisme. C’est-à-dire entre deux prétentions : à un savoir établi, qui juge de tout, à une position supérieure qui… juge de tout. Rien d’étonnant à ce que ces deux attitudes aient des traits communs ! (…)
Apparaît alors que le motif profond de l’intégrisme, du fondamentalisme, de toutes les convictions religieuses apparemment sans fissure, c’est, fondamentalement, l’angoisse. L’angoisse de la perte, la perte de l’absolu, du ce-qui-ne-peut-manquer, du point d’appui qui ne glisse pas. Cette angoisse est chez les humains extrêmement profonde, même lorsqu’elle est dissimulée dans des attitudes en apparence contraires – et c’est justement le cas du relativisme religieux. L’intégrisme est dans l’angoisse de perdre la Vérité ; son ennemi est dans l’angoisse de perdre la Réalité, le « monde contemporain », l’ensemble de relations qui fait qu’on est dans ce réel partagé, qui nous éloigne des délires et des enfermements.
Trait significatif : pas question d’entendre la parole qui pourrait entraîner ailleurs. La violente surdité des intégristes est bien connue. Mais il y a une intolérance des contestataires et des esprits « libérés » qui n’est pas médiocre non plus ; je crains les contestataires au pouvoir. (…)
Il convient peut-être de regarder ce qui fait le malheur du texte inerte – c’est-à-dire du texte qui « ne parle pas ».
C’est une parole qui n’écoute pas. C’est là, c’est dit ; le seul rapport à l’autre, c’est que l’autre, lui, doit écouter, apprendre, comprendre s’il peut, répéter, exécuter ; obéir, obéir. Ce qu’on présuppose en lui n’est même pas explicité ; on présuppose qu’il a de quoi tenir l’attitude qu’on juge nécessaire pour croire ce qu’on lui dit ; et que s’il ne croit pas, c’est de sa faute ou en tout cas de son fait (par ignorance, préjugé, faiblesse, etc.). Le discours se tient par lui-même ; aucun retour de critique ou d’expérience ne saurait vraiment le troubler ; il sait les réponses avant les questions. Son modèle naïf est le catéchisme. Mais on peut argumenter dans l’érudition et l’abstraction en gardant la même structure.
C’est une parole qui se présente comme indépendante de celui qui la dit et de celui à qui elle parle. Elle est close en elle-même. C’est-à-dire en vérité qu’elle ne parle à personne. (…)
À le méconnaître, on risque d’être entrainé dans « l’effet bulle » : d’une parole qui tourne en discours enroulé sur lui-même, lié à des pratiques, des structures, des formes sociales qui lui donnent autorité mais qu’il ne se soucie plus de justifier. C’est un « dedans » qui ne renvoie qu’à lui-même, jusqu’à devenir ce discours sur Dieu et ses œuvres qui se nourrit de sa complexité croissante mais qui se noie dans son abstraction. Et en plus, il ne peut par lui-même que demeurer dans l’inconscience de cette situation. (…)
Or, ce qui apparaît ici c’est que le texte inerte ne contrôle pas ce qu’il signifie. Il entre dans cette contradiction majeure de dire ce qu’il ne dit pas et de ne pas dire ce qu’il dit. Il ne parle pas où la Parole qu’il tient devrait parler : rendre l’homme sauf. Il parle quand même, mais avec le grand risque de parler faux. En sorte qu’au lieu de faire la vérité, il crée la confusion. Et finalement – puisque sa doctrine est celle de l’amour, qui est relation – en méconnaissant ce qu’exige la relation il tue la doctrine qu’il proclame. Il relève d’une sorte d’autisme collectif, qui n’est point du tout l’opposé du subjectivisme tant décrié, mais sa forme la plus perfide.
Où est-il, ce texte inerte ? Là où se manifeste son inertie. C’est pourquoi il faut se garder de classer ici les bons et les mauvais ! Ce qui est en cause est la relation à la parole et elle dépend, de façon décisive, de qui entend. La Bible peut être un texte inerte. Inversement, des textes assez misérablement conformistes peuvent éveiller des âmes à la vie mystique ».
Maurice BELLET
Translation. Croyants (ou non), passons ailleurs pour tout sauver !
Éditions Bayard, 2011, pages 25-34.
Livre après livre, Maurice Bellet poursuit un chemin original, plus radical que les débats éculés dans lesquels se fourvoie trop souvent le catholicisme contemporain. Réunissant une triple formation philosophique, théologique et psychanalytique, ce prêtre débusque les impasses où nous entraîne, le « Dieu pervers », titre d’un de ses ouvrages toujours réédité. Il nous convie à l’expérience de l’aurore par l’accueil d’une nouvelle bonne arrachant l’homme à la tristesse et à la mort. Pour lui, « le progrès se fait - selon la loi de toutes les grandes choses humaines - non en ajoutant et en ajoutant encore à l’acquis, mais par une reprise héroïque de la primitive ouverture, pour que cette naissance soit aujourd’hui dans toute sa force » (L’Église morte ou vive, Éditions Desclée de Brouwer, 1991, page 76).
Bellet envisage plusieurs possibilités pour l’avenir du christianisme : disparition dans la culture, auto dissolution, restauration et replâtrage. Il développe une quatrième hypothèse qui prend acte de la disparition d’un système religieux lié à l’âge moderne de l’Occident, mais laisse intact le surgissement « inouï », parce que inaudible dans une institution cléricale, de l’Évangile. Cette parole « déloge de toute installation chrétienne » vécue comme « l’analogue de ce que fut le judaïsme » pour les premiers chrétiens. Car toute religion peut succomber à «saisir ce qui ne peut que se donner, de pratiquer en somme le grand Inceste meurtrier, où l’homme voudrait asservir son inaccessible source » (La quatrième hypothèse. Sur l’avenir du christianisme, Desclée de Brouwer 2001, page114).
Pour Maurice Bellet, « l’inouï de l’Évangile doit prendre « figure humaine », historique ; mais dès que cette figure se fixe, elle ment ; il n’y a que des commencements » (L’extase de la vie, Éditions Desclée de Brouwer, 1995, page 59). Et pour finir, cette phrase essentielle : « Ce n’est pas d’être vieux ou récent qui définit le neuf, c’est d’être naissant » (L’épreuve ou le tout petit livre de la divine douceur, Éditions Desclée de Brouwer 1988, page 96).