Un territoire : non pas destin, mais lieu d’où l’on part
La crise majeure qui bouleverse les « évidences » économiques et financières a conduit les candidats, lors des récentes campagnes électorales, à rivaliser sur leur capacité à « protéger » les Français.
Nul doute que l’élection du Président de la République au suffrage universel ne favorise une attitude politique de quête d’un « sauveur suprême » en lieu et place de l’engagement concret de chacun pour que vive la démocratie. Parmi les idées développées, l’ancrage des élus dans un « territoire » a été un thème majeur dont, d’ailleurs, certains candidats « parachutés » ont récemment fait les frais.
Dans une mondialisation sans repères, cette quête des « territoires » peut traduire une nostalgie de citoyens urbains déracinés. Plus fondamentalement, elle génère un débat binaire entre ceux qui pensent que nous sommes définis par notre naissance et ceux qui croient que la vie des sociétés peut se construire par le seul volontarisme politique.
Dans son ouvrage stimulant intitulé Actes de naissance, la philosophe Elisabeth de Fontenay, bien connue, entre autre, pour son travail sur la condition animale, écrit ceci : « Nous sommes pétris de présupposés qui ont construit notre biographie, notre culture, notre histoire la plus singulière comme notre histoire sociale. Alors, est-ce que tenir ce genre de propos, c’est être réactionnaire ? Je me justifierai en disant que l’universel ne peut s’atteindre en dehors d’un choc entre des singularités. Il n’y a pas que la naissance. Il y a beaucoup d’autres événements et beaucoup d’autres commencements. Toutes ces singularités tantôt se catapultent, tantôt se mêlent. La pensée réactionnaire n’en voit qu’une, celle de la naissance et de la culture dans laquelle on est né. Comment ne pas plutôt voir les rééquilibrages permanents entre l’inné et l’acquis, le même et l’autre ? » 1
Le premier territoire de l’être humain est la matrice maternelle. Mais il a fallu en sortir car tout territoire n’est source de vie et de progrès qu’à durée limitée. Vouloir s’y cramponner transforme un milieu jusque là vivifiant en source de mort. Un territoire n’est pas un destin. C’est un lieu d’où on part. Dès lors, un territoire est toujours provisoire. C’est un espace où l’on apprend à habiter le monde et non un lieu pour se réfugier du monde. Un territoire n’a de sens que comme médiation vers l’universel.
Or, bien loin d’être le lieu des rencontres singulières, l’universel tend aujourd’hui, comme le note Jean Baudrillard, à se dissoudre dans la mondialisation financière : « La mondialisation triomphante fait table rase de toutes les différences et de toutes les valeurs, inaugurant une (in)culture parfaitement indifférente. Et il ne reste plus, une fois l’universel disparu, une fois faite l’impasse sur l’universel, que la technostructure mondiale toute-puissante face aux singularités redevenues sauvages et livrées à elles-mêmes » 2.
Une société démocratique ne vit que du travail permanent des citoyens pour construire des temps et des lieux qui permettent à la fois d’assumer la singularité des richesses de leur héritage et l’ouverture à de nouvelles rencontres.
Comme l’écrit Elisabeth de Fontenay, « c’est une erreur politique que de neutraliser l’un des éléments les plus vivaces de l‘expérience humaine, le sentiment d’appartenance – aussi eaux mêlées, aussi tourmenté qu’il puisse être – à une nation ou à un peuple, car cela engage les hommes à se précipiter dans l’abstraction marchande qui les rend équivalents sans les rendre égaux » 3.
Bernard Ginisty
1 – Élizabeth de Fontenay,Actes de naissance. Entretiens avec Stéphane Bou, Éditions du Seuil, 2011, page 151. Quatre grands thèmes traversent son œuvre : la
fragilité, animale ou humaine ; l’irréparable stupeur face à la violence génocidaire ; l’admiration et la méfiance mêlées vis-à-vis des Lumières ; l’engagement politique malgré
tout
2 – Jean Baudrillard, Le paroxyste indifférent. Éditions Grasset 1997, p. 32
3 – Élizabeth de Fontenay, op. cit. page 103