Un Festival de Cannes signe des temps
Le Festival de Cannes 2013, un grand cru de l’avis général, s’est achevé avec la proclamation du Palmarès. Trois très grands films ont dominé la Sélection Officielle. Ce n’est pas seulement mon avis personnel, mais celui de nombreux critiques, libres des préjugés venant de la mode, d’un courant d’opinion ou d’influences commerciales.
Le Jury a attribué la Palme d’Or à La vie d’Adèle, chapitres 1 et 2, des trois le plus spectaculaire, le plus dans l’esprit du temps, mais aussi, il faut le reconnaître, le plus beau du point de vue esthétique et le plus intense du point de vue des sentiments : une histoire d’amour entre une jeune fille de 17 ans et une jeune femme de 24 ans, avec découverte, passion, déchirements. Un film qui avait bouleversé la Croisette et que tout le monde souhaitait voir couronné. Un film qui dure trois heures, mais sans un instant de ralenti, très bien situé dans deux milieux sociaux différents : la jeune fille est d’origine modeste, elle se passionne pour son métier d’institutrice et son amour des enfants, la jeune femme est de milieu cultivé et devient artiste peintre. C’est une histoire d’amour, et comme dans Belle du Seigneur, le chef d’œuvre d’Albert Cohen, « les histoires d’amour finissent mal en général ».
Le Passé, du cinéaste iranien Ashgar Fahradi, film réalisé en France, a le scénario le plus riche et le plus subtil, il est le film le plus humaniste par la complexité et la profondeur de la psychologie de ses personnages et des dialogues entre eux (on pense souvent aux grands romans de Dostoïevski). Il est aussi le plus évocateur du monde actuel par la diversité des relations qu’il présente : une femme qui a eu trois hommes dans sa vie, les relations parents-enfants dans des familles recomposées, une tentative de suicide, l’impact d’internet sur la vie des personnes et des familles. Ashgar Fahradi lui aussi aurait mérité la Palme d’Or. Il a été doublement récompensé : le Prix du Jury Œcuménique (ce qui honore le choix de ce Jury), et le Prix d’interprétation féminine à Bérénice Béjo.
Le film A touch of sin du grand cinéaste chinois Jia Zhangké, déjà très estimé des cinéphiles, est peut-être le plus fort des trois. Mais il se situe à un autre plan : sa portée est politique, sociale, culturelle, le centre d’intérêt de son réalisateur est le destin et l’évolution de son pays, le plus grand pays du monde, la Chine. Pas d’histoire d’amour, ou si peu. Il invite à voir, à comprendre, à réfléchir, en racontant quatre petites histoires de quatre personnes parmi tant d’autres, révélatrices de la situation, histoires inspirées de faits divers réels. Il le fait avec talent, habileté, retenue, c’est au spectateur de découvrir tout ce qu’on peut apprendre ainsi sur l’évolution de son pays : modernisation effrénée, affairisme, corruption, violence, pauvreté subsistante : rien n’est caché, à chacun d’apprécier : « si quelqu’un a des oreilles pour entendre, qu’il entende ! ». Le film a reçu le Prix du meilleur scénario, ce qui est déjà une reconnaissance importante.
Derrière ces trois chefs d’œuvre, on a pu voir nombre d’excellents films, qui sortiront sur nos écrans tout au long de l’année à venir. Nous ne pouvons les analyser tous.
Relevons au moins Tel père, tel fils, du cinéaste japonais Hirokazu Koré-Eda, cinéaste de l’enfance, film très sensible sur les relations parents-enfants, doublement récompensé par le Prix du Jury et une mention spéciale du Jury Œcuménique.
Le film Nebraska, d’Alexander Payne, porte lui aussi sur la relation père-fils, mais entre un vieil homme et son deuxième fils. Un peu lent à démarrer, ce qui l’a desservi aux yeux des esprits trop rapides, mais plein d’humour et d’une grande finesse chargée d’émotion dans sa deuxième partie, il a été récompensé par le Prix d’interprétation masculine accordé à Bruce Dern, qui joue le vieil homme. Parfaitement immérité (tant d’autres acteurs, à commencer par Michael Douglas, le méritaient davantage), ce Prix a le mérite de situer le film dans le Palmarès.
De la Sélection Officielle, il faudra voir aussi, quand ils sortiront, les films de Roman Polanski La Vénus à la fourrure (performance étonnante d’Emmanuelle Seigner), Jeune et jolie de François Ozon, même si ces deux films abordent des sujets délicats, et Un château en Italie de Valeria Bruni-Tedeschi, transposition de son histoire personnelle, mais toujours avec délicatesse et mélancolie.
Des autres sections, notez dès maintenant pour les saisir quand ils sortiront sur nos écrans : La cage dorée, sur quatre jeunes du Guatemala, dont un Indien qui ne parle même pas espagnol, qui rêvent d’atteindre le paradis à Los Angeles ; My sweet Pepper Land d’Hiner Saleem, révélé en 2003 par Vodka Lemon, toujours avec humour, sur la difficile construction d’un monde nouveau et d’une démocratie dans le Kurdistan irakien autonome ; et Ilo, ilo, d’Anthony Chen, sur la vie d’une famille aujourd’hui à Singapour : la vie là-bas est à la fois différente (avec une employée venue des Philippines) et étonnamment semblable à ce que nous connaissons ici (licenciements, chômage, relation aux enfants), donnant ainsi au film une portée universelle. Notons encore Omar, film palestinien, et Les manuscrits ne brûlent pas que le cinéaste iranien Mohammad Rasoulof a réussi à tourner clandestinement, puisqu’il doit vivre en résidence surveillée, et qui laisse entrevoir ce que le régime iranien a en commun avec l’Union Soviétique à l’époque de Soljenitsyne.
Jacques Lefur
27 mai 2013