Tout ce qui ne va pas à la charité est figure

Publié le par G&S

Toute grande tradition religieuse propose régulièrement des exercices pour que la démarche spirituelle ne reste pas intellectuelle ou sentimentale, mais s’incarne dans le corps. Dans les pays occidentaux, ces exercices spirituels sont peu à peu tombés en désuétude. Il y a belle lurette que dans les pays de culture chrétienne le Carême n’évoque plus qu’un temps vague entre les fêtes de Carnaval et les ruées de Pâques sur les routes.

L’Occidental a inventé la notion de « croyant non pratiquant » qui lui permet de s’assurer un vague horizon spirituel, cerise sur le gâteau de ses consommations, sans se risquer à la moindre épreuve qui engage l’être humain dans toutes ses dimensions.

Certes, ce qu’on appelle la « pratique religieuse » a souvent versé dans le formalisme, le juridisme, la soumission aux hiérarchies et la perte de la signification symbolique des rituels. Mais il n’en reste pas moins vrai que nous sommes malades de ces séparations. Cet évitement de l’incarnation d’une foi dans le corps réduit peu à peu le spirituel au marché du New Age. Il conduit par ailleurs à suspecter de fondamentalisme tout groupe humain qui, à travers des rituels, des rythmes du temps, des nouveaux rapports à l’acte de se nourrir et de se vêtir, tente de vivre une autre cohérence que celle de l’exacerbation marchande du désir.

Dans nos sociétés démocratiques, il est sain et normal que les autorités sanctionnent les infractions aux lois de la République. Mais pas au prix d’une paranoïa qui voit une secte dans toute création collective pour sortir de la religion dominante de l’individu réduit à sa fonction de producteur et de consommateur.

Pour qu’une pratique religieuse ne verse pas dans le ritualisme, elle doit se traduire dans l’ouverture à autrui. L’idée de partage est indissociable d’une authentique recherche spirituelle. Une des maladies de nos sociétés réside dans la séparation entre ceux qui, au nom de l’engagement politique, ont considéré toute démarche spirituelle comme ce que Marx appelait « le soupir de l’âme accablée » et ceux qui, au nom de leur recherche spirituelle, se sont abrités des remous du monde et de la société.

Pour le chrétien, l’épreuve de la relation à l’autre, qui s’appelle « charité », reste le critère fondamental. Dans une de ses phrases fulgurantes dont il a le secret, Pascal écrit : « Tout ce qui ne va pas à la charité est figure » 1. Le vocabulaire courant a édulcoré ce qu’il y a de plus radical dans ce mot de « charité » : il ne s’agit pas d’un altruisme plus ou moins facultatif, mais de la radicalité ontologique de l’être humain perçu dans une filiation et une fraternité premières. Cette radicalité s’exprime ainsi dans la 1e épitre de Jean : « Nous, nous savons que nous sommes passés de la mort dans la vie, puisque nous aimons nos frères. Qui n’aime pas demeure dans la mort » 2.

Il y a quelques années, dans le désert de Mauritanie, un ami musulman soufi m’a donné ce texte de sa tradition qui exprime ce lien fondamental entre recherche spirituelle et engagement dans la fraternité humaine :

« Cherche-toi, jusqu’à ce que tu te trouves
Puis quitte-toi lorsque tu te seras trouvé,
Car si la connaissance ne t’enlève pas à toi-même pour être dans la fraternité,
Alors, il vaut mieux rester ignorant. »

Bernard Ginisty

1 – Blaise PASCAL : Pensées in Œuvres complètes, Éditions La Pléiade, Gallimard, 1954, page 1274
2 – 1e épitre de Jean 3,14

Publié dans Signes des temps

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