"Théorie du genre" au lycée : doit-on craindre des dérives ?
L’introduction par l’éducation nationale d’un nouveau chapitre dans les manuels de biologie sur « l’influence de la société sur l’identité sexuelle » a provoqué un certain émoi dans l’enseignement catholique mais aussi auprès d’enseignants du public.
Des théologiens et psychanalystes catholiques interrogés par La Croix expliquent en quoi une telle introduction peut donner lieu à des dérives idéologiques de la théorie du genre.
Dans quelle mesure cette théorie s’intègre-t-elle aux programmes ?
À la rentrée de septembre, une partie des lycéens devra étudier en cours de biologie l’influence de la société sur l’identité sexuelle. Pour la première fois, le ministère de l’éducation nationale a introduit un chapitre intitulé Devenir homme et femme dans le programme de sciences de la vie et de la terre des classes de première ES et L pour l’année 2011-2012.
Certains y voient une référence à la « théorie du genre », qui n’est pas désignée explicitement comme telle. Le manuel édité par Hachette y consacre par exemple une page entière, sous l’intitulé « Le genre, une construction sociale ».
Il est notamment précisé que « la société construit en nous, à notre naissance, une idée des caractéristiques de notre sexe », tandis qu’un texte des universités de Toulouse et de Lyon avance que si « la référence au sexe traduit une réalité universelle, la construction sociale du genre est variable dans le temps et l’espace ». En contrepoint, le manuel se réfère à un texte du site Internet de la Conférence des évêques de France sur la perception de l’homosexualité par l’Église.
Dans le manuel publié par Belin, les auteurs soulignent l’existence de « deux aspects complémentaires de la sexualité : l’identité sexuelle qui correspond au genre masculin ou féminin et relève de l’espace social, et l’orientation sexuelle qui relève de l’intimité de la personne ».
« Hommes et femmes peuvent aussi se distinguer par des caractéristiques comportementales. Notre société a aussi des codes dans ce domaine, et ils peuvent avoir une influence », peut-on aussi lire dans le livre publié par Hatier. « Ces manuels sont sans doute la réponse que l’éducation nationale a cru devoir donner à une inquiétude majeure : l’homophobie », suggère le dominicain Laurent Lemoine, spécialiste des questions d’éthique.
En quoi la polémique consiste-t-elle ?
Fin mai, bien avant que la polémique n’enfle dans les médias, la direction de l’enseignement catholique a adressé une lettre à tous les directeurs diocésains afin d’attirer leur attention sur « le discernement à apporter dans le choix des manuels pour cette discipline ».
Son secrétaire général adjoint, Claude Berruer, a dénoncé une théorie qui « se diffuse dans notre environnement » : « Il est assurément indispensable d’ouvrir un débat avec les lycées sur cette question. » Selon lui, le chapitre incriminé « fait explicitement référence à la théorie du genre, qui privilégie le “genre”, considéré comme une pure construction sociale, sur la différence sexuelle ».
De leur côté, les associations familiales catholiques (AFC), relayées par le Parti chrétien-démocrate (PCD) dirigé par Christine Boutin, se sont alarmées de « la nature des sujets abordés », en appelant à la « liberté de conscience à l’école ».
Par ailleurs, un collectif d’enseignants du public baptisé L’école déboussolée a adressé au ministre de l’éducation nationale, Luc Chatel, une pétition qui a recueilli 33000 signatures. Ce manifeste exige entre autres que le chapitre « Devenir homme ou femme » ne soit pas au programme des épreuves du bac en 2012, les filières L et ES passant l’épreuve de SVT dès la classe de première.
Une dizaine de parlementaires ont également fait part au gouvernement de leurs inquiétudes au sujet de ces nouveaux programmes.
Ces critiques sont-elles fondées ?
Pour le théologien Xavier Lacroix 1, qui s’est livré à une étude minutieuse du manuel édité par Hachette, « le texte est foncièrement ambigu. D’un côté, ses affirmations prises à la lettre et une à une sont exactes ; de l’autre, ses silences et ses insistances orientent le texte dans une certaine direction. »
D’autant qu’à la lecture de ces manuels, édités par Bordas, Hatier et Hachette, le terme de « théorie » n’apparaît pas explicitement. « Il ne faut pas faire passer pour vérité scientifique ce qui relève avant tout d’un débat anthropologique, souligne le psychanalyste Jacques Arènes 2. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ces manuels manquent de précaution. »
Ainsi, pour Xavier Lacroix, « le minimum serait que le professeur de biologie s’entende avec le professeur de philosophie, de lettres, d’éducation civique pour que soient abordées ces graves questions. Il serait bon, aussi, que le professeur ait présent à l’esprit l’arrière-fond global de ce discours ».
S’il reconnaît une influence de la société sur l’identité sexuelle, Mgr Bernard Ginoux, évêque de Montauban, qui avait publié une tribune sur le sujet, se dit « gêné » que cette théorie « laisse penser que l’on peut se choisir en dehors de l’identité sexuelle ».
Anthropologie chrétienne
Il est différent de distinguer identité et orientation sexuelles, et d’affirmer que l’on peut faire ce que l’on veut. « Ces discussions devraient nous aider davantage à préciser notre anthropologie chrétienne, fondée sur la personne humaine », conclut-il. « Il est un peu rapide de ramener l’identité sexuelle à une construction sociale, ajoute Jacques Arènes : se sentir homme ou femme est certes lié à la société, mais aussi à ce que nous vivons, personnellement, en famille. »
Comme le relève le P. Lemoine, il y a en effet plusieurs courants chez les théoriciens du genre. Ce dominicain estime que, sans nier les données naturelles, l’environnement social peut influer sur la construction de soi. « La nature humaine n’est pas une donnée à considérer de manière seulement figée et intangible. Elle s’articule avec la construction historique de soi », affirme-t-il, alors que certaines dérives du gender tendent à nier la composante biologique de l’identité sexuelle.
C’est sans doute à cause de cette surenchère que le Vatican affiche la plus grande prudence vis-à-vis de cette théorie. Le Lexique des termes ambigus et controversées sur la famille, la vie et les questions éthiques 3, publié en 2005 par le conseil pontifical pour la famille, consacre pas moins de trois articles au gender, considéré comme une « idéologie dangereuse ».
Quel sera le sort de ces manuels ?
Sollicités par La Croix, les éditeurs refusent de répondre. Auparavant, ils avaient formellement exclu toute réédition des manuels de biologie.
L’utilisation de ces manuels controversés dépendra donc désormais de chaque enseignant. Très hostile à cette théorie, Damien, professeur dans le privé, affiche toutefois un certain pragmatisme. « À la rentrée prochaine, si j’ai des premières, je serai très franc avec eux. Je leur dirai : “Je suis responsable de vous et de la note que vous aurez au bac. Vous devez maîtriser cette théorie et ce que l’on veut entendre de vous. Mais en off, on discutera.” »
Professeur de biologie dans le public, Dominique, la quarantaine, qui se définit comme une « catholique pratiquante », juge pour sa part la polémique « très excessive ». « Étant donné le peu de temps imparti au sujet, dans un programme déjà chargé, il est peu probable que j’utilise ces manuels, qui sont des ressources documentaires. C’est tellement plus riche de discuter avec les élèves de ce qu’ils savent ou croient savoir. »
L’enseignement catholique ne souhaite pas laisser les professeurs démunis face à la complexité de ce débat. En juin, à l’initiative de Mgr Pierre d’Ornellas, archevêque de Rennes, s’est constitué un groupe de travail, réunissant des théologiens et des professeurs. Ils doivent mettre au point des fiches explicatives, destinées aux enseignants. Disponibles début 2012, elles comprendront des outils pour comprendre la théorie du genre, ainsi qu’une étude critique des manuels.
Francois-Xavier Maigre et Loup Besmond De Senneville
sours le titre "Théorie du genre" au lycée, la crainte de dérives, pour La Croix.com
1 – De chair et de parole , Bayard, 2007.
2 – La problématique du « genre », Documents Épiscopat, n° 12/2006.
3 – Pierre Téqui éditeur, 2005.