« Souviens-toi de Jésus-Christ »
Questions sur l’histoire de la rédaction des Évangiles
Il paraît aujourd’hui possible de reconstituer les principales étapes de l’élaboration des quatre évangiles tels que nous les connaissons. L’histoire de leur rédaction apparaît d’ailleurs indissociable de celle de leur « canonisation », c’est-à-dire de leur réception officielle dans la grande Église, l’ensemble de ce processus se déroulant sur l’espace d’un siècle et demi : de l’année 30 (crucifixion de Jésus) jusqu’à l’année 180 environ (Canon de Muratori, Tatien, et surtout Irénée de Lyon).
On se propose ici de rappeler les principales étapes de cette évolution, selon le modèle le plus généralement admis. Certes, une part d’incertitude demeure sur tel ou tel point de détail (comme il en va dans toute science, spécialement dans les sciences historiques qui dépendent des vestiges archéologiques et des textes écrits conservés), mais il semble que l’exégèse soit parvenue, dans les grandes lignes, à un véritable consensus.
Nous serons alors en mesure de nous poser quelques questions plus théoriques sur le travail de la mémoire et sur celui de la « réécriture » dans l’élaboration du Nouveau testament.
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La première étape à évoquer, c’est celle qui fait passer du Jésus de l’histoire au Christ ressuscité. Longtemps considéré comme « interdit » du fait même de la foi en la résurrection (les textes venant en quelque sorte recouvrir et occulter l’histoire qu’ils prétendent narrer), l’accès au Jésus historique suscite aujourd’hui de nouvelles tentatives assez convaincantes. Pour avoir une idée de cette « troisième quête », qu’il suffise de consulter le gigantesque travail de J.P. Meier, qui bénéficie d’ores et déjà d’une traduction française 1. L’image du Jésus historique qui se propose là se tient en quelque sorte en amont du travail dogmatique déjà à l’œuvre dans le texte du Nouveau testament. Elle représente dès lors une sorte de « degré zéro de la christologie ».
C’est avec la foi en la résurrection que naît cette dernière. Qu’on se rappelle à cet égard la formule de l’apôtre Pierre, dans son discours du jour de la Pentecôte : « Dieu l’a fait Seigneur et Christ, ce Jésus que vous, vous avez crucifié » (Actes 2,36).
Cette affirmation de la résurrection retentit dans les épîtres authentiques de Paul, qui représentent les écrits les plus anciens de notre Nouveau testament (années 50 et 60). L’auteur, qui affirme ne pas vouloir connaître le Christ « selon la chair » (2Corinthiens 5,16) se montre de fait peu soucieux du Jésus historique : il en dit pratiquement aussi peu que ne le fait notre Credo ! Chez lui, ni paraboles, ni récits de miracles, ni description de la passion. Cela rend d’autant plus précieux les rares éléments qu’il « transmet » malgré tout, et notamment l’évocation du dernier repas de Jésus et des paroles qu’il a prononcées sur le pain et le vin (1Corinthiens 11,23-26). Un tel récit, antérieur dans sa rédaction à celui des évangiles, atteste l’existence d’une tradition orale dont il reste bien difficile de préciser les contours et le contenu… voire la langue véhiculaire. Il faut souligner en effet que Paul écrit en grec, alors que le Jésus historique s’exprimait, selon toute vraisemblance, en araméen : quand s’est faite la traduction ? Dans l’exemple ici cité, est-elle due à Paul lui-même ?
C’est relativement tard, autour de l’année 70 (soit quarante ans après la mort de Jésus) que l’on s’accorde à situer le premier évangile écrit, celui de Marc. Préservé par Eusèbe de Césarée (H.E. III, 39, 15), le témoignage de Papias présente Marc comme un disciple et compagnon de l’apôtre Pierre. Ce témoignage, rédigé dans les années 110-125, a exercé la sagacité des critiques. Il semble bien, somme toute, refléter une réalité historique.
Quoi qu’il en soit, on peut se poser la question : pourquoi Marc a-t-il rédigé un évangile ? S’agissait-il pour lui de contrebalancer l’influence croissante de « l’évangile » de Paul (cf. Romains 1,1, etc.), jugé trop squelettique ou trop abstrait ? Notons que le mot « évangile » figure plus de 50 fois dans les épîtres authentiques de Paul… où il désigne toujours une annonce orale. Y avait-il urgence à conserver par écrit une tradition dont les premiers transmetteurs commençaient à disparaître ? C’est nettement ce que suggère Irénée de Lyon, très proche ici du texte de Papias : « Après la mort de ces derniers [Pierre et Paul], Marc, le disciple et l’interprète de Pierre, nous transmit lui aussi par écrit ce que prêchait Pierre » (A.H. III, 1, 1). Cette mise par écrit correspond-elle à une soudaine expansion de la mission chrétienne dans le bassin méditerranéen ? Le texte d’Irénée désigne discrètement Rome comme lieu de rédaction de l’évangile de Marc…
La date de rédaction de ce livret éclaire certains de ses aspects. Sous le règne de Néron (mort en 68), la communauté chrétienne de Rome, encore peu distincte de son environnement juif, a été inquiétée, voire persécutée. Or, depuis 66 a éclaté en Judée l’insurrection juive, que Rome mettra longtemps à réprimer : Massada, en 73, en constitue le dernier épisode. En 70, c’est la prise de Jérusalem et la destruction du Temple. Dans un écrit publié en grec, il semblait plus prudent de « désolidariser » quelque peu Jésus du judaïsme. C’est sans doute ce qui explique que le scénario de Marc ne mentionne qu’une seule montée à Jérusalem du maître galiléen. Il paraît plus plausible qu’il y soit monté bien des fois, comme l’attestent d’ailleurs certains indices (cf. Matthieu 23,37 // Luc 13,34) : le scénario johannique, qui mentionne pour sa part au moins cinq « montées », paraît sur ce point plus fiable.
L’exemple de Marc devait faire école : dans les décennies suivantes, on assiste à la rédaction de deux autres évangiles conçus sur le même modèle.
C’est en effet dans les années 80 que ces deux compositions, élaborées indépendamment l’une de l’autre, voient le jour : l’évangile de Matthieu et celui de Luc.
Si le second de ces noms renvoie à un individu relativement aisé à identifier (le « cher médecin » compagnon de Paul), le premier ne doit pas faire illusion. Quoi qu’il en soit du fantomatique « Matthieu araméen » dont certains maintiennent l’existence tandis que d’autres la rejettent, le premier évangile émane d’une communauté de sensibilité judéo-chrétienne qui a aussi produit d’autres écrits apparentés (l’épître de Jacques, la Didachè, etc.).
Sur quelle base travaillent « Matthieu » et Luc ? Ils ont l’un et l’autre sous les yeux l’évangile de Marc, dont ils suivent grosso modo le déroulement et les péripéties. Ils conservent donc l’un et l’autre le scénario de l’unique montée à Jérusalem, même si Luc l’« allonge » démesurément en situant durant ce trajet bien des épisodes « galiléens ». Mais ils disposent aussi l’un et l’autre d’un document qu’il est convenu d’appeler « la Source ». De quoi s’agit-il ?
C’est en isolant les éléments communs à Matthieu et Luc mais inconnus de Marc que des exégètes allemands ont subodoré l’existence de ce document, lequel ne comportait qu’une liste de paroles de Jésus, sans aucun élément narratif. Ils l’ont appelé « la Source », en allemand « die Quelle », et ont pris l’habitude de désigner ce texte par l’initiale Q. Du coup, certains ont parlé en français de « la source Q », ce qui constitue un parfait pléonasme – au demeurant plutôt malsonnant dans notre langue. Cette Source a fait l’objet récemment d’études très approfondies, et l’on est parvenu à en reconstituer le texte, alors même qu’il n’existe plus nulle part sous forme indépendante. Sa lecture s’avère tout à fait passionnante 2… mais aussi quelque peu déroutant. Relevons quelques exemples de l’étrangeté de ce document : Jésus s’y donne parfois le titre de « Fils de l’homme », il y reçoit parfois celui de « Seigneur », mais il n’y est jamais désigné comme « Christ ». Par ailleurs, s’il évoque volontiers les réalités naturelles (le corps humain, les animaux, les saisons…), il ne cite jamais l’Écriture !
De quand date cette collection de paroles ? Il faut nécessairement que, dans sa version grecque, elle soit antérieure à Matthieu et Luc. On l’estime également antérieure à Marc… mais pas de beaucoup – autrement Marc aurait dû la connaître. Le matériau qu’elle recueille peut en revanche remonter beaucoup plus haut : d’aucuns n’hésitent pas à attribuer telle ou telle parole à Jésus lui-même.
Outre l’évangile de Marc et la Source, Matthieu et Luc ont également accès à d’autres traditions propres à l’un et à l’autre. Faut-il prendre littéralement l’indication de Luc, selon laquelle, avant lui, « beaucoup ont entrepris de rédiger un récit des événements qui se sont accomplis parmi nous » (Luc 1,1) ? Peut-être. Mais force est alors d’avouer que nous ne savons rien de ces « proto-évangiles »…
Ce qui reste incontestable, c’est que Matthieu et Luc « tirent » le matériau disponible dans deux directions bien différentes. Pour simplifier, on peut dire que notre premier évangile, écrit par et pour une communauté judéo-chrétienne, travaille à « rejudaïser » Jésus. Cela apparaît très nettement dans le matériau qui lui est propre. C’est ainsi que le Jésus de Matthieu affirme qu’il n’est pas venu abolir la Tôrah ou les prophètes (Matthieu 5,17) et va jusqu’à exiger l’observance de tous les commandements de la Loi, sans négliger même « le plus petit » (5,19). Nous voilà loin des communautés pauliniennes et de l’épître aux Galates ! Matthieu introduit également de petites retouches dans le texte de Marc. Quand, chez ce dernier, Jésus exhorte : « Priez pour que cela [la destruction de Jérusalem] n’ait pas lieu en hiver » (Marc 13,18), Matthieu précise : « Priez pour que votre fuite n’ait pas lieu en hiver ni un shabbat » (Matthieu 24,20) – preuve qu’il s’adresse à une communauté qui pour rien au monde n’enfreindrait le repos du shabbat. De façon générale, l’« autre », pour la communauté matthéenne, ce sont les « païens » (Matthieu 5,47 ; 6,7 ; 6,32 ; 10,5 ; 10,18 ; 18,17).
À l’inverse le troisième évangile, proche des problématiques pauliniennes, enregistre et théorise l’existence de communautés mixtes, constituées de judéo-chrétiens et de pagano-chrétiens. C’est probablement ainsi qu’il convient, dans le matériau propre à Luc, de décoder l’opposition entre les « scribes et pharisiens » d’une part et les « pécheurs et publicains » d’autre part – ainsi que la « préférence » toujours donnée à ces derniers (cf. Luc 7,30-50 ; 18,10-14). Les paraboles du chapitre 15 s’ouvrent elles aussi par cette opposition entre les deux groupes (Luc 15,1-2) qui représentent là encore les deux catégories de croyants. Notons que l’évolution statistique, si l’on peut dire, joue en faveur des pagano-chrétiens : ils représentent une brebis sur cent dans la première parabole (Luc 15,4-7), une drachme sur dix dans la deuxième (Luc 15,8-10) et un frère sur deux dans la troisième (Luc 15,11-32)…
C’est dans la dernière décennie du Ier siècle qu’il faut situer la rédaction définitive de l’évangile de Jean, comme la tradition a pris l’habitude de l’intituler nonobstant l’anonymat du texte. Il s’agit en réalité d’une composition émanant d’une communauté relativement autonome au sein de l’Église naissante, où la figure du « disciple bien-aimé » (qui n’a sans doute rien à voir avec Jean, fils de Zébédée) a joué un rôle important.
Ce livret s’affranchit résolument du scénario synoptique, en particulier, comme nous l’avons dit, en multipliant les « montées » de Jésus à Jérusalem. Mais ce n’est pas sa seule originalité. Son schéma d’organisation fait alterner les récits de « signes » et les discours d’enseignement. Cependant, il suppose connus semble-t-il les évangiles synoptiques, ou du moins tel ou tel d’entre eux, puisqu’il mentionne « les Douze »… dont il ne fournit jamais aucune liste (cf. Jean 6,66.67 et 71) ! En revanche, il nomme un certain nombre de « disciples » (le texte ignore le mot « apôtres ») inconnus par ailleurs : Lazare, Nicodème, Nathanaël. Dans le même ordre d’idées, le texte passe sous silence des épisodes tels que la transfiguration ou même l’institution de l’eucharistie, mais à l’inverse il en mentionne d’autres qui lui sont propres : les noces de Cana, l’entretien avec la Samaritaine, le lavement des pieds.
L’ouvrage présente des traces d’une rédaction archaïque, en particulier dans les détails topographiques qu’il donne, et que l’archéologie a parfois confirmés… Mais il a sans aucun doute été achevé à une date très tardive, comme le prouvent notamment les allusions à la décision rabbinique d’exclure des synagogues ceux qui confesseraient Jésus comme le Christ – autrement dit les judéo-chrétiens (Jean 9,22 ; 12,42 ; 16,2). Nous savons en effet que cette décision a été prise à Yavnè, dans les années 90.
Du reste, la rupture avec le judaïsme paraît bel et bien consommée. Pour le quatrième évangile, l’« autre » de la communauté et de Jésus lui-même, ce sont toujours « les Juifs » ! Nous voilà à peu près aux antipodes de l’évangile de Matthieu…
Cette « communauté du disciple bien-aimé », attestée par le « nous » qui tient la plume, sans doute après la mort du disciple en question (cf. Jean 21,24), a été travaillée par des tendances « pré-gnostiques » elles aussi assez nettes. Ce Jésus transcendant, qui vient révéler un « Père » inconnu jusqu’alors, paraît de fait assez désincarné, et déjà très « déjudaïsé » (les Juifs ayant pour père « le diable » : cf. Jean 8,44, contrebalancé il est vrai par Jean 4,22). Selon certains exégètes, la communauté johannique devait de fait se scinder en deux autour de l’an 100, une partie d’entre elle dérivant vers la gnose hétérodoxe (cf. notamment 1Jean 2,19, à rapprocher de 1Jean 4,2-3).
Ainsi donc, le courant johannique apparaît comme radicalement opposé au courant judéo-chrétien, qui lui-même s’est structuré et développé en réaction contre le paulinisme… À l’arrière-plan de ces tensions, on décèle toujours et invariablement la question de la relation au judaïsme 3. Mais, loin de se résorber, les tensions en question vont s’exacerber durant toute la première moitié du IIe siècle.
On assiste en effet à cette période à une radicalisation conjointe du judéo-christianisme et du johannisme gnosticisant. Et chacun de ces deux groupes va produire un certain nombre de nouveaux évangiles…
Du côté judéo-chrétien, c’est sur la base de l’évangile de Matthieu que l’on rédige l’évangile des Nazaréens et l’évangile des Ébionites, qui accentuent encore la tendance judaïsante de Matthieu. Ces deux textes ne subsistent que sous forme de fragments préservés par tel ou tel Père de l’Église. On connaît de même un évangile des Hébreux, produit semble-t-il par les judéo-chrétiens égyptiens 4.
Du côté gnostique, c’est à une déferlante de nouveaux textes que l’on assiste : évangiles de Thomas, de Philippe, de Marie, de Vérité, de Judas, apocryphon de Jean… Ils nous resteraient d’ailleurs aussi peu connus que les évangiles judéo-chrétiens sans la préservation de divers codex, et surtout la découverte de la « bibliothèque gnostique » de Nag Hammadi en 1947 5. La plupart de ces textes se présentent comme des enseignements secrets du Ressuscité ou du Jésus terrestre, où l’élément narratif s’estompe jusqu’à disparaître totalement. C’est ainsi que l’évangile de Thomas se compose d’une suite de 114 paroles de Jésus (« logia ») détachées de tout contexte, et ressemble du même coup… à la Source ! Ainsi l’hyper-tardif (années 130) rejoint l’hyper-archaïque (avant 70).
Si l’on ajoute à cela les récits concernant l’enfance de Jésus (comme le protévangile de Jacques) ou sa passion (comme l’évangile de Pierre) et bon nombre d’autres textes encore, on s’avise que vers le milieu du IIe siècle ce sont plusieurs dizaines d’évangiles qui circulaient dans le bassin méditerranéen. Comment réguler une telle prolifération ?
C’est justement dans ce contexte qu’éclate la crise marcionite. En l’an 144, Marcion est excommunié par le collège des presbytres de Rome. La position qu’il défend leur paraît au sens propre du mot « hérétique » (rappelons que le mot hairèsis signifie en grec un choix, une sélection) : Marcion ne retient en effet que l’évangile de Luc et les épîtres de Paul, eux-mêmes soigneusement amputés de tous les versets qui témoignent de leur enracinement juif (citations scripturaires, etc.) 6. Cette décision accentue à outrance l’aspect « pagano-chrétien » du corpus ainsi délimité. Notons au passage que la collection des épîtres attribuées à Paul a pris rang dès cette époque parmi les écritures canoniques. Il se pourrait d’ailleurs que la « deuxième épître de Pierre », que certains datent en réalité du milieu du IIe siècle, s’en prenne précisément à Marcion et à ses disciples (cf. 2Pierre 3,15-16).
Quoi qu’il en soit, la crise marcionite va provoquer une sorte d’électrochoc : le fait que Marcion ait déterminé un « Canon du Nouveau testament » va obliger en quelque sorte la grande Église à définir le sien…
Ce sera le travail de l’évêque de Lyon, Irénée. Ayant vécu en Asie mineure, à Rome, puis en Gaule, il se trouvait en bonne position pour connaître les différentes Églises de son temps. Avec acuité, il identifie les quatre évangiles les plus anciens, qu’il rattache tous les quatre à une figure d’apôtre. S’il refuse le choix fait par Marcion d’un seul évangile, il dénonce cette même tendance « moniste » dans d’autres groupes. C’est ainsi que les Ébionites (judéo-chrétiens) privilégient l’évangile de Matthieu, et les disciples de Valentin (gnostiques) celui de Jean. Par souci de symétrie, Irénée crée d’ailleurs une « fausse fenêtre » en évoquant un groupe qui valoriserait le seul évangile de Marc – groupe dont l’Histoire ignore tout : cf. A.H. III, 11, 7.
En privilégiant les textes les plus anciens, l’évêque de Lyon assume du même coup une position en quelque sorte « centriste » : il rejette les deux extrêmes : les évangiles judéo-chrétiens (qu’il semble d’ailleurs mal connaître) et les évangiles gnostiques.
À vrai dire, cette limitation du canon à nos quatre évangiles actuels était déjà « dans l’air », comme on dit familièrement, à l’époque d’Irénée. Peu de temps avant lui (vers 170), Tatien n’avait-il pas déjà confectionné un Diatessaron, c’est-à-dire une harmonisation de ces quatre textes, fondus en un seul ? Mais l’évêque de Lyon a en quelque sorte justifié théologiquement, en recourant notamment à des raisons symboliques, l’« évangile tétramorphe » 7.
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Le moment est venu d’énoncer quelques réflexions et questions d’ordre théologique à propos du parcours que nous venons de retracer.
Il me semble tout d’abord utile de revenir sur le « long délai » (environ quarante ans) qui sépare la mort de Jésus de la rédaction du premier évangile. On assiste aujourd’hui, du côté catholique, à toutes sortes de tentatives pour le réduire. C’est ainsi que certains sont allés jusqu’à imaginer un Jésus dont les discours, prononcés en hébreu, étaient immédiatement pris en note par une équipe de disciples-secrétaires, les évangiles se trouvant pratiquement constitués du vivant même du Galiléen ! Reculant devant l’invraisemblance, pour ne pas dire l’absurdité d’un tel scénario 8, d’autres s’efforcent cependant de combler le plus possible l’espace entre la parole du Maître et sa mise par écrit, accréditant ainsi une nouvelle forme de fondamentalisme.
À la réflexion, cette tentative paraît bien peu… catholique. La sensibilité romaine, au rebours de la perception protestante, a en effet constamment valorisé le rôle et l’importance de la Tradition, au point de lui accorder parfois la même autorité que l’Écriture. Or précisément, le long délai entre prédication orale et mise par écrit ne constitue-t-il pas l’espace privilégié du développement d’une tradition antérieure à toute Écriture ? Reprenons l’exemple du témoignage de Paul sur le dernier repas de Jésus. Il déclare à ce sujet : « J’ai reçu du Seigneur ce qu’à mon tour je vous ai transmis » (1Corinthiens 11,23). Or cette tradition devient le point de départ d’une Écriture, puisque Luc abandonne ici le texte de Marc pour recopier celui de Paul (comparer 1Corinthiens 11,23-25 et Luc 22,19-20) alors que Matthieu reste fidèle au texte de Marc (comparer Marc 14,22-24 et Matthieu 26,26-28).
Cet exemple revêt d’ailleurs une haute valeur symbolique, car il tend à établir que la célébration de l’eucharistie a précédé l’écriture même du Nouveau testament, comme si celui-ci avait été formé dans une matrice liturgique. De cette préséance de la tradition sacramentelle sur l’Écriture, un catholique devrait se réjouir sans réserve !
Mais il est vrai que le « long délai » permet ou implique un autre travail, qui a priori semblera sans doute déroutant, voire troublant : celui de la réinterprétation de la figure même de Jésus.
On a beaucoup ironisé sur les résultats de la « première quête » du Jésus historique. Elle avait abouti en effet à une « galerie de portraits » aussi diversifiée… que les intérêts des chercheurs eux-mêmes, chacun d’entre eux se projetant plus ou moins consciemment sur l’objet de la recherche. C’est ainsi que l’on passait d’un Jésus poète romantique à un Jésus militant socialiste, voire à un Jésus yogi se faisant initier en Inde ou au Tibet – au gré des convictions ou des préférences des exégètes 9…
Mais, à la réflexion, n’est-ce pas quelque chose d’analogue qui s’est produit au cours du premier siècle de notre ère ? Pour forcer le trait jusqu’à la caricature, la communauté matthéenne a produit un Jésus « hyper-juif » alors que la communauté johannique élaborait un Jésus « antijuif » ! Quel sens peuvent avoir pour nous des relectures aussi disparates, voire discordantes ?
À cette question, je proposerai une réponse en deux étapes.
C’est d’abord qu’il n’y a pas et ne peut y avoir d’accès direct à Jésus-Christ : cet accès se trouve toujours médiatisé par une communauté de croyants. Lui-même, n’ayant rien écrit, a confié tout ce qui le concerne à des témoins (cf. Actes 1,7, etc.). Or le témoin habite nécessairement un ici et un maintenant qui colorent et orientent son témoignage.
Avec le temps, l’Église a retenu tel ou tel de ces témoignages. Elle s’y retrouvait, ou pour mieux dire elle s’y reconnaissait, et c’est pourquoi elle les a reçus. Le vrai problème, en somme, c’est que le canon du Nouveau testament fait coexister diverses images. Du même coup, il oblige le croyant à les « tenir ensemble », très littéralement à les com-prendre. Ne veut-il pas suggérer par là que le réel de Jésus-Christ excède tous les témoignages, dans une plénitude qu’aucun d’eux n’épuise ? Voilà qui rappelle la façon dont Jésus lui-même évoquait le Royaume : en recourant à une multiplicité de paraboles parfois peu cohérentes, et bien souvent inconciliables ! « Avez-vous com-pris tout cela ? » demande-t-il à ses disciples (Matthieu 13,51) : qui, en réalité, le pourrait ?
À vrai dire, le fait même de la constitution du Canon modifie l’interprétation des textes. On prête beaucoup d’attention aujourd’hui à cette lecture canonique des textes bibliques. Imaginons que nous ne possédions, outre l’évangile de Jean, que les évangiles gnostiques retrouvés à Nag Hammadi : le sens même du quatrième évangile en serait complètement modifié. Il en irait d’ailleurs de même si nous ne recevions que l’évangile de Jean (comme, de nos jours encore, certains groupes ésotériques). Mais les Églises chrétiennes interdisent ces possibilités en obligeant en quelque sorte à lire le quatrième évangile en dialogue permanent avec les trois synoptiques.
Ce refus du monisme signale la « différence chrétienne ». Notre Écriture fondatrice n’est ni un Coran (qui se présente comme un texte unique et donc indiscutable) ni une Tôrah (qui fusionne plusieurs documents en un seul) : la grande Église a refusé aussi bien le choix exclusif d’un seul évangile que le Diatessaron. Cela ne signifie pas que la lecture canonique des quatre évangiles soit aisée. Les tentatives d’harmonisation, depuis l’époque des Pères de l’Église, paraissent parfois bien acrobatiques (cf. par exemple le de consensu euangelistarum d’Augustin). De fait, cette tension persistante entre unité et diversité ouvre l’espace indéfini du commentaire…
Comme le suggère l’exhortation de la deuxième épître à Timothée qui donne son titre à la présente étude, il s’agit bien dans ces quatre livrets de Jésus-Christ, « ressuscité d’entre les morts » précise le verset (2Timothée 2,8), et non du Jésus historique. Nous l’avons déjà relevé : à l’instar de Paul nous ne pouvons plus connaître Jésus « selon la chair » (2Corinthiens 5,16). Mais à ce propos je voudrais énoncer une remarque : nous ne possédons plus les paroles de Jésus dans la langue où elles ont été prononcées. Hormis les quelques bribes préservées par Marc, l’araméen de l’évangile est à jamais perdu.
Or cela implique une conséquence théologique : c’est que les chrétiens n’ont pas de langue sacrée ! Qu’est-ce qu’une langue sacrée en effet ? C’est une langue dans laquelle Dieu a parlé et dans laquelle il convient en retour de lui parler. Autrement dit, il s’agit tout ensemble de la langue de la Révélation et de celle de la liturgie. Et ici encore se marque la spécificité du christianisme : la sacralité de l’hébreu pour les Juifs, celle de l’arabe pour les musulmans, n’a pas d’équivalent chez les chrétiens. Du reste, dès le premier millénaire on dénombre chez eux une bonne dizaine de versions bibliques… solidaires d’un nombre équivalent de langues liturgiques !
Voilà qui devrait suffire à interdire toute velléité d’intégrisme : celui-ci consiste en effet, entre autres choses, à confondre langue liturgique et langue sacrée…
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À y bien regarder, les diverses questions que nous venons d’énumérer n’en font qu’une, ou plus précisément elles déploient les différents aspects d’une seule réalité : celle de la distance qui sépare, pour le chrétien, la figure fondatrice des écrits fondateurs.
Malaisée à endurer, cette distance ouvre cependant le champ de l’interprétation, et par conséquent la place du sujet. Préservé (en principe !) de tout fondamentalisme, le lecteur chrétien des Évangiles devient responsable de sa lecture. Celle-ci ne se laisse pas enfermer dans la lettre, mais au contraire conduire par l’Esprit – cet Esprit de vérité dont le Jésus johannique affirme :
« Il vous enseignera tout, et vous rappellera tout ce que je vous ai dit » (Jean 14,26).
Et encore :
« Il vous guidera dans la vérité tout entière » (Jean 16,13).
Frère Dominique CERBELAUD, o.p.
1 - J.P. MEIER, A Marginal Jew – Rethinking the Historical Jesus (4 vol. parus), New-York, 1991, 1994, 2001, 2009 ; traduction française : Un certain Juif, Jésus, Paris, 2004, 2005, 2005, 2009. On parle à ce propos de la « troisième quête » du Jésus historique, par référence à deux autres époques de la recherche : la « première quête » qui court de la fin du XVIIIe siècle au début du XXe, et à laquelle l’œuvre de Bultmann est considérée comme mettant un point d’arrêt ; et la « deuxième quête » initiée en 1953 par un disciple de Bultmann, E. Käsemann, et qui se poursuit jusqu’à la fin des années 1970. La « troisième quête », qui commence quant à elle dans les années 1980, remet en question certains postulats de la deuxième et se veut beaucoup plus « scientifique » que la première.
2 - L’édition « savante » de la Source est toute récente : J.M. ROBINSON, P. HOFFMANN et J.S. KLOPPENBORG, The Critical Edition of Q – Synopsis Including the Gospels of Matthew and Luke, Mark and Thomas with English, German and French Translations of Q and Thomas, Philadelphie – Louvain, 2000. On peut en trouver une présentation française très accessible : F. AMSLER, L’évangile inconnu – La Source des paroles de Jésus, Genève, 2001.
3 - On peut se reporter sur ce point à l’ouvrage pionnier de P. TOMSON, Jésus et les auteurs du Nouveau testament dans leur relation au judaïsme, Paris, 2003.
4 – On trouvera une présentation de ces trois textes et une traduction de tous les fragments subsistants dans le tome 1 des Écrits apocryphes chrétiens publiés par la collection de la Pléiade, Paris, 1997 –p.433-446 (évangile des Nazaréens) ; 447-454 (évangile des Ébionites) ; 455-462 (évangile des Hébreux).
5 – Voir, dans la même collection, le volume intitulé Écrits gnostiques – La bibliothèque de Nag Hammadi, Paris, 2007.
6 – Le meilleur livre sur Marcion reste celui de Adolf von Harnack (en allemand). Il a récemment fait l’objet d’une traduction française enrichie d’études dues à divers spécialistes et destinées à l’actualiser sur certains points. Cf. A. VON HARNACK, Marcion – L’évangile du Dieu étranger – Une monographie sur l’histoire de la fondation de l’Église catholique, Paris, 2003.
7 - Cette liste irénéenne des quatre évangiles restera incontestée par la suite. En revanche, la liste canonique des autres livres du Nouveau testament mettra plus longtemps à se fixer : c’est seulement chez Athanase, puis chez Augustin, que l’on trouve des listes qui correspondent à la nôtre. Rappelons qu’il faut attendre le Concile de Trente, au XVIe siècle, pour que le canon catholique des Écritures soit officiellement délimité !
8 – De manière emblématique, on peut le rattacher au nom de Claude TRESMONTANT. Cf. son ouvrage Le Christ hébreu, Paris, 1983.
9 – Le bilan de la « première quête » a été tiré par A. SCHWEITZER dans un livre magistral, Von Reimarus zu Wrede – Eine Geschichte der Leben-Jesu-Forschung, Tübingen, 1906. Malheureusement cet ouvrage n’a jamais été traduit en français. On peut en trouver cependant une traduction anglaise : The Quest of the Historical Jesus – A Critical Study of Its Progress From Reimarus to Wrede, Londres, 1910. Pour le Jésus poète romantique, on peut songer à Ernest RENAN –l’un des rares auteurs francophones de la « première quête ».