Seuls les morts-vivants comptent les années
Un de mes amis qui a l'habitude d’assister à la messe dans le village où il a sa résidence secondaire me disait sa surprise de constater que le jour de l’année où l’église était pleine n’était pas le jour de Pâques, mais celui de la fête de la Toussaint. Cette fête est très souvent confondue avec celle de la commémoration des morts qui la suit. Et dès lors la Toussaint, dans l’opinion générale, commémore plus les défunts de la famille que les nouvelles naissances qui caractérisent, dans le christianisme, la sainteté.
Dans une France largement déchristianisée, le religieux chrétien serait une sorte de résidence secondaire concernant les questions de la vie et de la mort dans un cadre de retrouvailles avec les racines familiales.
Cependant, pour reprendre l’expression du Général de Gaulle qui affirmait ne pas vouloir réduire la fonction présidentielle à l’art « d’inaugurer les chrysanthèmes », je ne pense que l’essentiel du message chrétien se traduirait par la présence de ces très belles fleurs dans nos cimetières pour donner de la couleur à nos regrets et à nos nostalgies. Comme le chante la liturgie de Pâques, pour le Chrétien, la vie et la mort se sont livrées un duel sans merci à travers la vie du Christ. Cette confrontation n’a pas conduit à de pieuses consolations pour des survivants éplorés, mais par l’affirmation de la nécessité pour tous d’un passage, d’une Pâque, bref, d’une nouvelle naissance.
L’événement fondateur de Pâques consiste à vivre la mort comme la sortie des contrées étouffantes où l’on passe sa vie à construire des sécurités pour que finalement il ne se “passe” rien. La lumière des matins de Pâques luit désormais par-delà nos ruines, nos échecs, nos déceptions. Non comme une pieuse et vaine consolation, mais comme l’éclatement fécond de ce qui paraissait l’évidence du monde. Elle éclaire cette histoire mystérieuse de la vie, qui, en dépit de tout, sait perpétuellement rebondir.
Dans le journal qu’elle a tenu dans les dernières semaines de sa vie, Christiane Singer me semble avoir compris ce fantastique duel entre la vie et la mort dont nous parle la liturgie : « Les Vivants n’ont pas d’âge. Seuls les morts-vivants comptent les années et s’interrogent fébrilement sur les dates de naissance des voisins. Quant à ceux qui voient dans la maladie un échec ou une catastrophe, ils n’ont pas encore commencé de vivre. Car la vie commence au lieu où se délitent les catégories » 1.
Elle vivait ainsi ce que le poète René Char avait admirablement pressenti : « Ce qui m’a mis au monde et qui m’en chassera n’intervient qu’aux heures où je suis trop faible pour lui résister. Vieille personne quand je suis né. Jeune inconnue quand je mourrai. La seule et même passante » 2.
Bernard Ginisty
1 – Christiane Singer : Derniers fragments d’un long voyage – Éditions
Albin Michel 2007, page 28.
2 – René Char : Feuillets d’Hypnos, in Œuvres complètes, La Pléiade, Éditions Gallimard, 1988, page 178.