Satan, diable ou démon ?
La source de cette colère fut : « [Jésus] fut mis à l’épreuve par le démon » (Texte liturgique © AELF) 1
Avant de vous donner la raison profonde de cette (sainte ?) colère, je vous propose de faire le point sur les trois substantifs qui composent le titre de cet article.
Satan
Le mot satan est purement hébreu… et très peu utilisé dans la Bible !
Le soulignement des lettres s et t marque le fait que le mot s’écrit respectivement avec un sin (et non un samech) et un thet (et non un tav).
Dans le langage courant, satan désigne un ennemi, un adversaire, un accusateur ; il dérive du verbe homographe qui signifie haïr, accuser. Le mot est alors utilisé sans article.
Par exemple, on trouve en 1Rois 11,23 : à Salomon Dieu suscita Rezôn comme adversaire (satan).
Contrairement à ce qu’on pourrait penser a priori, c’est dans ce sens « simple » qu’on le trouve majoritairement dans le Premier Testament (14 versets).
Une utilisation particulière du mot satan, sur laquelle nous reviendrons sous peu, doit être mentionnée. Elle fait partie du récit dit de l’ânesse de Balaam (Nombres 22,22) : l'Ange du Seigneur se posta sur la route comme obstacle. À cette occurrence, le dictionnaire hébreu-français Sander et Trenel utilise l’expression : comme résistance.
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Quand le mot satan est utilisé avec l’article défini, il devient hasatan : le satan.
Un verbe proche, satah, signifie se détourner de la voie, devenir infidèle…
Hasatan n’est jamais au pluriel et sa seule traduction possible est le satan (ce qui n’empêche pas qu’en langage courant on puisse parler de Satan).
La majeure partie des versets – 11 sur 13 (2 sont en Zacharie) – où ce mot apparaît se trouve dans le livre de Job, où on peut noter (mais c’est un sujet autre) qu’il semble y avoir entre ce personnage et Dieu une relation confinant quelquefois à la connivence : « Soit ! dit le Seigneur au satan, tout ce que [Job] possède est en ton pouvoir. Évite seulement de porter la main sur lui. » (Job 1,12)
Diable
On ne trouve jamais de transposition de l’expression le satan dans les textes grecs de la Bible, pas plus dans la Septante (le Premier Testament en grec) que dans les écrits du Nouveau Testament. Hasatan y est toujours traduit par o diabolos.
Diabolos, diable, dérive du verbe diaballô, dont le sens premier est jeter en travers, jeter entre et évolue vers dissuader, détourner et même accuser.
Le diabolo de notre enfance n’est-il pas un jeu où l’on jette en l’air une bobine qui doit retomber sur une corde entre des bâtons ? Quant au diabolo-menthe, it is another question !
Le diable est celui qui jette en travers, qui nous « met des bâtons dans les roues », qui nous détourne (nous fait faire un détour) en jetant sur notre chemin la fameuse pierre d’achoppement dont parle le Nouveau Testament et qui en grec se dit skandalon ! On retrouve là la notion d’obstacle utilisée à propos de l’ânesse de Balaam qu’on a évoquée il y a peu ; le satan et le diable s’y rejoignent...
Le diabolos est aussi celui qui jette entre et donc celui qui sépare, désunit… et la désunion finit souvent en accusation (notion qui nous rapproche encore du satan).
Enfin, le diabolos est, par dérivation du verbe grec, celui qui accuse, tout comme le satan.
Le diabolos n’est jamais au pluriel et sa seule traduction possible est le diable.
Le(s) démon(s)
Ce mot correspond à l’hébreu shédyim (Deutéronome 31,17) mot toujours au pluriel (de shed), dont le singulier s’apparente à shad, mamelle (qui au pluriel signifie aussi miséricorde…) et à shod, destruction, ravage… où on retrouve l’ambiguïté du mot shaddaï, attribut de Dieu, avec sa connotation à la fois belliqueuse et maternelle (Dieu des Armées ou Dieu de miséricorde ?)
Il correspond aussi à l’hébreu sa’’yir, mot construit sur la racine verbale sa’’ar, être effrayé, épouvanté, craindre. Ce mot désigne les bêtes des lieux déserts (ex. les boucs, ou satyres, d’Isaïe 13,21) auxquelles les Égyptiens – et les Juifs en Égypte – rendaient un culte. Le mot voisin sé’’yir signifie Séïr (montagne habitée par les descendants d’Ésaü) ou velu (comme Ésaü !) ; il est donc à connotation très péjorative !
Dans le Premier Testament, les occurrences de ces deux mots se comptent sur les doigts d’une seule main… et sont traduites en grec par le mot daïmôn ou daïmonion.
En effet, en grec classique (non biblique) on trouve deux mots :
- daïmôn (masculin) qui signifie dieu, divinité, puis qui au pluriel daïmones signifie dieux inférieurs,
- daïmonion (neutre) qui désigne un « être surnaturel intermédiaire entre la divinité et l’homme », mais aussi « un démon, c’est-à-dire une voix intérieure qui parle à l’homme, le guide, le conseille, par exemple le démon dont Socrate se disait inspiré » (dictionnaire Bailly p. 425).
Dans le Nouveau Testament, il est clair que le mot désigne un (ou des) esprit(s) impur(s) qui possède(nt) un être humain.
Il est en revanche difficile de savoir à qui obéissent ces démons, bien que les Pharisiens accusent Jésus de les chasser par Béelzéboul (Matthieu 12,24 et autres), qui désigne semble-t-il un dieu cananéen, Baal le Prince, transformé en Prince de démons. Aucun lien n’est fait entre Béelzéboul, le satan et le diable.
On connaît le cas dramatique de l’homme de l’évangile dont un esprit impur est sorti avant de revenir avec sept (nombre non pris au hasard) autres, pires que lui, pour réinvestir sa personne, qu’il avait pourtant « nettoyée » de fond en comble (Matthieu 12,43-45).
On se rappelle aussi que Marie de Magdala a été possédée par sept (nombre non pris au hasard) démons (Marc 16,9) sans que cela – à mon avis – doive en faire automatiquement une pécheresse. Toujours est-il que la lecture « peccamineuse » de cette phrase a pu amener à confondre Marie de Magdala avec une autre femme, de mauvaise vie celle-là, sous le patronyme unique de Marie-Madeleine ; sans doute à tort. Dans la mesure où, en la citant, Luc 8,2 parle de quelques femmes qui avaient été guéries d'esprits mauvais et de maladies, je me contenterai de poser une question : les « démons » ne peuvent-ils être quelquefois la « lecture » que font les évangélistes des dérèglements psychologiques ou psychiatriques qui atteignent les personnes réputées « possédées » 2 ?
Les mots daïmôn et daïmonion sont toujours précédés d’un article ; ils peuvent être au singulier ou au pluriel ; leur seule traduction possible est démon(s).
Ils ne désignent jamais le diable.
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Alors…
Satan, diable ou démon(s) ?
Nous venons de voir les différences fondamentales qui existent entre ces trois mots :
- le satan (mot hébreu singulier) extérieur à l’être humain
- le diable (mot grec singulier) extérieur à l’être humain
- le(s) démon(s) (mot grec singulier ou pluriel), qui prend (ou prennent) possession d’un être humain.
Comment peut-on imaginer qu’on puisse confondre ces concepts ? C’est pourtant possible !
En effet, comme je le rapportais au début de cet article, dans l’épisode décrivant Jésus mené par l’Esprit de Dieu au désert, où il est pendant quarante jours « peirazomenos hypo tou diabolou » (Luc 4,2), la Traduction Liturgique de l’Église catholique de langue française ose « traduire » ces mots grecs par « mis à l’épreuve par le démon » (Texte liturgique © AELF) !
Cette traduction étant réputée issue du texte en latin de la Vulgate de saint Jérôme, on doit noter tout-de-suite que Jérôme écrit : temptabatur a diabolo, qu’il est inutile de traduire…
Compte tenu de la distinction des termes décrite ci-dessus, il m’est difficile – il m’est même totalement impossible – d’imaginer comment les multiples savants très savants qui ont élaboré cette traduction – qui a été vérifiée, pesée, validée, « nihil obstatée », « imprimaturée » par des exégètes patentés, des biblistes, des évêques, des archevêques, des cardinaux et autres sommités – ont pu prendre le malin (c’est le cas de le dire !) plaisir de traduire diabolos par démon !
Car il faut le faire exprès !
Je vous entends me répondre : « Il faut le leur demander ! »…
Hélas, j’ai plusieurs fois écrit à cette instance, à propos de leur ineffable Je suis celui qui suis (cf. l’article Je ne suis pas ce que je suis), des vendeurs chassés du Temple (cf. l’article Jésus, violent ou non-violent ?), de la création de la femme (en particulier du « ils seront une chair une » de Genèse 2,24), de la tentation de la femme au jardin d’Éden (cf. l’article Dieu, la femme et le serpent : qui ment ?), etc. On m’a répondu – la première fois – ce que je viens de raconter… en ajoutant un argument – un tantinet méprisant – selon lequel il faut traduire dans un langage compréhensible par tout le monde. Mais ne peut-on imaginer raisonnablement que le francophone le moins instruit a quand même une petite idée de ce qu’est le diable ?
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J’espère, amis Internautes, que ce petit article passionné (mais était-il passionnant ?) vous a permis d’éclaircir la vision qu’a la Bible de notre ennemi le plus intime, celui qui cherche constamment notre malheur et passe son temps à nous présenter la réalité sous sa forme la plus déprimante, la plus dépourvue de plaisir, de joie et d’espérance.
Pour terminer, je ne peux résister à la tentation (!) de vous rappeler ce que le Seigneur nous prescrit, par son apôtre Paul, pour lutter contre cet ennemi :
« Rendez-vous puissants dans le Seigneur et dans la vigueur de sa force. Revêtez l'armure de Dieu, pour pouvoir résister aux manœuvres du diable. (…) Il vous faut endosser l'armure de Dieu, afin qu'au jour mauvais vous puissiez résister et, après avoir tout mis en œuvre, rester fermes. Tenez-vous donc debout, avec la Vérité pour ceinture, la Justice pour cuirasse, et pour chaussures le Zèle à propager l'Évangile de la paix ; ayez toujours en main le bouclier de la Foi, grâce auquel vous pourrez éteindre tous les traits enflammés du Mauvais ; enfin recevez le casque du Salut et le glaive de l'Esprit, c'est-à-dire la Parole de Dieu. Vivez dans la prière et les supplications ; priez en tout temps, dans l'Esprit ; apportez-y une vigilance inlassable et intercédez pour tous les saints. » (Lettre aux Éphésiens 6,10-18)
1 – Mention obligatoire quand on cite la traduction de l’AELF (Association Épiscopale Liturgique pour les pays Francophones).
La traduction est réputée être faite à partir de la Vulgate (texte latin de saint Jérôme), seul texte officiel de l’Église « universelle ».
L’AELF précise : « Pour aboutir à une traduction officielle, trois étapes sont mises en place :
- constitution d’une équipe d’experts pour la traduction (latinistes, poètes, musiciens…) ;
- vote des textes ainsi traduits par les Conférences épiscopales francophones concernées ;
- acceptation de la Congrégation pour le Culte Divin et la Discipline des Sacrements (recognitio) ».
2 – Je m’en tiens dans cet article à une lecture biblique : une réflexion sur l’exorcisme sortirait de mes compétences.