Sacrée histoire de sandales
Depuis vingt minutes nous marchons en silence. Devant moi avance Catherine, sur le pas de laquelle progressivement se calque le rythme de ma marche. Mon souffle s'accorde peu-à-peu à mon pas et progressivement au Souffle qui m'habite. Mon regard s'intériorise au gré du silence librement choisi. Mes yeux s'attardent sur les différents éléments que je croise, m'emportant au gré des odeurs et des couleurs. Je ne le sais pas encore mais c'est à une traversée que je suis invitée.
Pour l'instant, la couleur éclatante du cheich de Catherine m'attire et je m'introduis avec malice dans son sac-à-dos détenteur de tant de richesses. Je sais qu'à l'intérieur se nichent de multiples trésors : ils nettoieront une plaie, lieront les sangles défectueuses d'une moustiquaire, rafraîchiront une gorge sèche, décolleront des paupières infectées et tant d'autres surprises encore, à ce jour en attente. Ses sandales accrochées à l'extérieur du sac dodelinent de droite et de gauche à chacun de ses pas.
Tout à coup elle s'arrête. Je fais de même. J'attends un peu, regarde la nature et observe étonnée la scène qui se déroule au détour de la route. Catherine n'est plus seule. Légèrement à distance, une autre silhouette est à ses côtés. Je suis encore loin et cependant je perçois l'intensité de leur regard. Personne ne bouge et pourtant quelque chose se joue au bout du chemin.
Quelques minutes passent et, intriguée, je m'approche.
Lorsque je les rejoins, je découvre un jeune garçon déguenillé, pieds nus, à la plante des pieds épaissie par la rudesse d'un sol parcouru depuis l'enfance. Il est là, planté dans cette rocaille qui l'a si souvent écorché. Immobile, silencieux.
Ce silence me semble assourdissant. Aucun échange de paroles mais le va-et-vient constant d'un regard suppliant d'enfant fixant tour à tour les sandales accrochées au sac de Catherine et nos pieds harnachés de chaussures de marche, cherchant désespérément à accrocher nos regards.
Le silence s'épaissit mais le vacarme intérieur me pousse à introspecter à mon tour mon propre sac. Ne contiendrait-il pas lui aussi un trésor caché ?
Venue des contrées lointaines d'Hanoï se niche effectivement une paire de sandales en plastique. Encore à l'abri ; connues de moi seule, elles n'incitent à aucune convoitise.
Oh, elles n'ont rien d'exceptionnel ces babouches en plastique ; même pas belles, elles ne valent que quelques misérables vietnam dong. Mais elles ont du prix, elles me sont précieuses, elles font partie de mon histoire.
Je dépose mon sac pour m'en assurer, et ton regard, gamin, me dit alors qu'elles ne m'appartiennent déjà plus. Encore cachées au fond de mon sac, elles ont changé de propriétaire. Il m'a suffit de te regarder. Je les sors rapidement, presque honteuse d'avoir eu le temps de penser qu'une autre paire de sandales m'attendait au campement. Je les dépose sur le sol à tes pieds, en silence, et relève la tête pour découvrir ton regard hésitant, ayant peur d'avoir mal interprété mon geste.
Et soudain tu te transformes. Tu t'illumines, tu deviens beau. J'avais bien remarqué préalablement que tu n'appartenais pas tout à fait au monde des gens dits normaux. C'est sans doute pour cela qu'a contrario de tous ces enfants quémandeurs rencontrés depuis quelques jours, tu t'étais tu. Et c'est ce silence que j'avais entendu.
Nous te voyons partir en courant titubant dans des chaussures trop petites pour toi, ivre de bonheur. Tu t'arrêtes alors, te retournes, nous regarde et nous entendons dans un bégaiement un long mmmerrrciii venu du fond de tes entrailles. Un mot, un seul.
Côte-à-côte, les yeux quelque peu embués, sans même une parole, nous reprenons silencieusement notre route. Un bruit de cavalcade nous fait brusquement nous retourner. Tu es là rayonnant, trônant majestueusement sur ton zébu, tel un preux chevalier, chaussures aux pieds et pendant quelques minutes, tu te fais compagnon de notre route, murmurant d'une voix mal assurée au début puis le clamant haut et fort : merci, merci, merci... À la bifurcation d'un chemin, tu te diriges vers la droite pour rejoindre ta famille, tes amis, ta vie.
Ayant sans doute du mal à mettre brutalement le mot fin à notre brève histoire commune, nous nous arrêtons et nous nous approchons de toi. Tu interprètes mal notre démarche et un vent de panique se lit sur ton visage ; tu te figes sur ta monture.
Catherine voulait simplement sortir son appareil photo pour fixer ce moment d'éternité.
Il y a bien longtemps dans un autre récit, un dénommé Moïse ôta ses chaussures pour ne pas souiller une terre devenue sacrée par une rencontre demeurée pour lui inoubliable. Au pays dogon, de nombreux siècles après, une nouvelle histoire de chaussures venait de s'écrire. Inoubliable elle aussi pour deux étrangères venues de loin.
Sacrée histoire de sandales chapeaute ce récit. Histoire sacrée de sandales n'eut-il pas mieux convenu ?