Risque de la réforme ou esclavage du tout fait ?
En ce début d’année, les principaux responsables des grandes institutions du pays nous adressent leurs vœux et nous encouragent à accepter les « réformes » sans lesquelles notre avenir commun serait compromis. Aujourd’hui, ce mot réforme est dans toutes les bouches. Il remplace souvent le terme modernisation et aurait tendance à nous amener tout doucement à accepter les réalités dites incontournables chères aux thuriféraires du libéralisme.
Il n’y aurait plus d’enjeux de sens, mais simplement des adaptations à ce qui voudrait passer pour l’évidence du monde.
Le discours sur la réforme a une vieille histoire. Il a inspiré un des grands bouleversements de l’Occident initié par Luther. Pour le marxisme léniniste, le mot réforme était suspect. Les réformistes étaient accusés d’être de vilains petits aménageurs du grand capital qui voulaient éviter la révolution pure et dure.
Qu’il utilise le ton de l’épopée révolutionnaire, de l’indignation éthique ou de la critique technocratique, tout Français se veut réformateur. On peut s’étonner que ce prurit de réformes aille de pair avec les blocages dont souffrent nos sociétés. Une des explications tient probablement au fait que chacun demande à l’autre de se réformer. Or, il n’y a pas de réforme possible si chacun ne débusque pas en soi et dans les institutions auxquelles il adhère les complicités entretenues plus ou moins consciemment avec le système dénoncé.
Il ne s’agit pas d’exhortation morale, mais d’une élémentaire analyse systémique du fonctionnement des sociétés. Tout réformateur devrait indiquer en quoi lui-même et son organisation sont concernés par ce qu’il avance, sous peine d’osciller en permanence entre la langue de bois technocratique et l’incantation révolutionnaire.
La réforme n’est pas un statut, une rente ou une institution établie.
Pour l’avoir oublié, des Églises issues de ce qui s’est appelé la Réforme n’ont pas tardé à retrouver certains travers qu’elles dénonçaient. Le réformateur authentique ne cesse de résister en permanence à tout ce qui dispense de la responsabilité : l’idolâtrie des institutions, l’abandon à un prétendu sens de l’histoire dont seraient porteurs des élites ou le culte de l’argent devenu la seule langue universelle.
Charles Péguy écrivait : « Nous sommes infiniment plus liés à l’esclavage du tout fait que nous ne sommes liés à l’esclavage du désordre. L’esclavage du tout fait est infiniment plus prêt à nous reprendre que l’esclavage du désordre. Et il a des conséquences infiniment plus désastreuses. Dans le désordre même il peut y avoir des coups de fortune et même des coups d’ordre. Dans ce qui est fatigué, il n’y a plus ni grâce ni jaillissement. De tout ce qu’il peut y avoir de mauvais, l’habitude reste ce qu’il y a de pire. (…) On n’a jamais vu des fatigues et des vieillesses donner par erreur des œuvres de nouveauté. Il peut y avoir dans le désordre une certaine fécondité. L’habitude et le vieillissement essayent en vain de faire le jeune homme » 1.
À l’heure où tant de professionnels du pouvoir tentent, comme le dit joliment Péguy, « de faire le jeune homme » par le biais des techniques du marketing politique, je ne saurais vous souhaiter de meilleur vœu que celui de résister à toutes les paresses de l’habitude qui, comme l’écrit encore Péguy, « nous rendent imperméables à la grâce ».
Bernard Ginisty
1 – Charles Péguy : Note sur M. Bergson et la philosophie bergsonienne in « Œuvres complètes » tome III, Éditions Gallimard, bibliothèque de la Pléiade, 1992, p. 1272-1273.