Retrouver l'homme et la vie de l'esprit
Dans la campagne électorale qui s’ouvre, les thèmes de l’éducation et de la formation initiale et continue prennent de plus en plus d’importance. Il est vrai que le projet politique d’une société se lit à travers la façon dont elle traite sa jeunesse pour l’insérer dans la vie économique et sociale. Tout un chacun parle de « prospective » éducative, sans mesurer peut-être le sens profond de cette démarche initiée par Gaston Berger. À partir de son expérience de philosophe, de chef d’entreprise et de Directeur des enseignements supérieurs au Ministère de l’Éducation Nationale de 1955 à 1960, Gaston Berger constatait qu’il serait ridicule de croire qu’une miraculeuse « réforme » pourrait enfin assurer une tranquillité gestionnaire aux responsables du système éducatif.
Face à un monde en mutation constante, ce n'est pas dans la quantité des choses à apprendre que réside la garantie d'une adaptation. Au moment où le savoir s'étend vertigineusement c'est à la formation des qualités fondamentales de l'homme que l'on est renvoyé.
Une éducation prospective signifie qu'au lieu de préparer un être humain pour un avenir professionnel qui ne cesse d’évoluer, on lui donne le goût d'inventer et les capacités à faire front aux multiples imprévus de sa vie : « Nous sommes dans un monde, écrit Gaston Berger, où il n'y aura bientôt plus de place que pour les inventeurs » et il continue : « Je crois que nous commettrions plus d'une faute si nous cachions à nos enfants que le monde dans lequel ils s'engagent n'est pas un monde assuré, en dépit de toutes les garanties que nous pourrons leur donner, si nous ne leur disions pas que ce qui a disparu définitivement du monde c'est la tranquillité, une situation tranquille, un avenir tranquille » 1. Aux éternels concepteurs de programmes jamais assez complets et aux fabricants de "dispositifs" chers à l'administration française, Berger rappelle « qu'il est urgent de se défendre contre l'accumulation des connaissances, si parfaitement symétrique de l'embouteillage de nos rues et de nos routes. » 2
Tel était bien aussi l'enjeu de la loi de 1975 intitulée « la formation professionnelle continue dans le cadre de l’éducation permanente » dont les promoteurs ont été des proches de Berger. Jacques Delors, à la suite de Berger, voulait que l'éducation permanente permette à chacun de « mieux se connaître et par conséquent être mieux à même de faire face aux situations déstabilisantes qui peuvent se produire dans la vie privée comme dans la vie professionnelle. » 3
Dans une étude intitulée L'accélération de l’histoire et ses conséquences pour l’éducation, Berger écrivait ceci : « Dans un vieux livre de la sagesse chinoise, le Tao Te King, il y a une suite de propositions qui ont toujours fait mon admiration : Lao Tseu, qui a célébré les mérites de la connaissance parfaite, développe ainsi sa pensée : “ Quand la connaissance disparut, la vertu prit sa place. Quand la vertu disparut, alors vinrent les bons sentiments. Lorsque les bons sentiments disparurent, la justice les remplaça. Quand la justice eut disparu, restèrent les cérémonies…” Je crois qu’il y a là une description très exacte de la manière dont s’obscurcit la connaissance et se dégradent les sociétés. Une société figée peut vivre pendant des siècles avec des cérémonies. Une société dont le devenir s’accélère opère le mouvement inverse et, derrière les gestes mécaniques, doit retrouver l’homme et la vie de l’esprit » 4.
Au delà des rituels médiatiques et des « cérémonies » idéologiques et corporatives d’une campagne électorale, il faut souhaiter que le débat permette de « retrouver l’homme et la vie de l’esprit ».
Bernard Ginisty
1 – Gaston Berger : L’homme moderne et son éducation P.U.F. 1962, pages 144-145
2 – Gaston Berger : Phénoménologie du temps et prospective P.U.F. 1964, page 226
3 – Jacques Delors : L'unité d'un homme Ed. Odile
Jacob Paris pp. 342-345
4 – Gaston Berger : L’homme moderne et son éducation, op.cit. page 134